Chers collègues,
L’initiative lancée par les linguistes de l’Université d’Orléans "Pour un Référentiel Européen d’Enseignement de la Linguistique" me semble bien venue. Mais il me semble également qu’avant de proposer une maquette de référentiel d’enseignement des sciences du langage, s’impose une réflexion de fond sur notre discipline. En effet, notre discipline manque de visibilité aussi bien externe qu’interne.
Externe vis-à-vis du grand public qui pense qu’un linguiste est quelqu’un qui sait parler de nombreuses langues —idée malheureusement entretenue par Claude Hagège— ou qui serait le gardien d’un quelconque temple grammatical. Cela est à prendre en considération parce que ni les élèves ni leurs parents n’entendent parler de linguistique, laquelle disparaît complètement sous l’enseignement du français. Mais également manque de visibilité auprès des autres disciplines des sciences humaines et sociales qui ignorent superbement les sciences du langage. Pas de reconnaissance institutionnelle pour la recherche (ni le CNRS ni l’EHESS n’ont de secteur sciences du langage à proprement parler, et on ne peut pas dire qu’elles soient très présentes dans les concours). Peu de reconnaissance scientifique de la part des historiens (un peu mais à distance), rarement des sociologues et des psychologues qui se contentent de l’analyse de contenu, un peu des anthropologues qui en récupèrent une partie par le biais de l’ethnolinguistique. Alors que, on le sait, les sciences du langage devraient être consultées par ces autres disciplines du fait que le langage s’y trouve comme fondateur de l’activité humaine.
Le manque de visibilité interne, lui, tient à diverses raisons bien difficiles à démêler. On peut en voir trois, concomitantes l’une de l’autre.
Il faudrait pouvoir s’entendre —mais ceci est une proposition à discuter— sur le fait que les sciences du langage —dénomination qui s’est substituée, à juste titre, à celle de linguistique, trop restrictive— se développent dans deux directions : l’une, tournée vers la connaissance des structures de la langue (ou des langues), allant, dans certains courants, jusqu’à tenter de décrire les mécanismes mentaux qui les engendrent (cognitivisme) ; l’autre, tournée vers les usages et l’analyse des discours, des textes et des faits de communication, s’inspirant de plusieurs courants (la philosophie analytique, la sociologie du langage, l’ethnométhodologie, la sémiologie, etc.), et s’attachant à étudier les discours sociaux.
Puis, prendre acte du fait qu’il y a des pratiques analysantes transversales : dans les études lexicales (traitements informatiques), dans les études sémantiques (théorie des topoï, analyses propositionnelles), dans les études sur l’énonciation (les modalités) dans les études en argumentation (les connecteurs), pratiques qui se trouvent à l’interface entre la langue et le discours.
Enfin, il faut prendre conscience que la finesse des découpages que l’on est amené à opérer dans la recherche ne doit pas nécessairement apparaître dans un cursus d’enseignement. Pour ma part, je proposerais que, partant d’une première grande division entre "linguistique de la langue" et "linguistique du discours", on se mette d’accord sur les enseignements qui doivent faire partie de ce fameux socle commun, et ceux qui sont proposés comme optionnels, à un certain niveau du cursus. C’est ce qui se fait, par exemple, en psychologie : tout étudiant en psychologie (à quelques variantes près) a une même formation de base aussi bien théorique que méthodologique ; puis, il peut se spécialiser en psychologie sociale, cognitive ou clinique.
Voilà, chers collègues, une modeste réflexion de l’un des vôtres, enseignant et chercheur, qui, tout en défendant l’idée d’une distinction entre analyse de langue et analyse de discours, a toujours cherché à lier les deux, et voit arriver avec tristesse des générations d’étudiants qui n’ont que des parcelles de savoir linguistique.
Fait à Paris, le 15 juillet 2006