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Entretien avec Patrick Charaudeau

in Médiatiques. Récit et société, Louvain-la-Neuve, Printemps, 2000

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RENCONTRE AVEC PATRICK CHARAUDEAU

Dans chaque numéro de Médiatiques, nous rencontrons un chercheur dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, ou dans une discipline qui contribue à l’analyse des médias.

Patrick Charaudeau est professeur de sciences du langage à l’Université de Paris XIII, où il dirige le Centre d’analyse du discours. Depuis plus de vingt ans, il étudie les différents types de discours qui se construisent dans les médias, écrits et audiovisuels. A côté d’ouvrages de linguistique tels que Langage et discours (Hachette, 1983) ou Grammaire du sens et de l’expression (Hachette, 1992), il a ainsi publié des analyses générales sur la presse (le classique La presse, produit, production, réception, Didier Érudition, 1988) et plus récemment des ouvrages consacrés à l’analyse d’émissions spécifiques ou de genres télévisuels. Après l’ouvrage collectif qu’il a coordonné sur La télévision. Les débats culturels "Apostrophes" (Didier Érudition, 1991), il s’est intéressé plus particulièrement aux talk-shows, à propos desquels il a coordonné deux ouvrages avec R. Ghiglione (La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk-show, Dunod, 1997 ; Paroles en images. Images de paroles. Trois talk-shows européens, Didier Érudition, 1999).

L’entretien porte d’abord sur l’apport des sciences du langage à l’analyse des médias, et sur les différentes disciplines qui constituent les sciences de la communication. Il s’intéresse ensuite à l’apport de l’approche linguistique pour l’analyse du discours médiatique, en se référant très explicitement à l’ouvrage de synthèse publié par P. Charaudeau en 1997 dans la collection "Médias-Recherches" copubliée par Nathan et l’Ina, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social.

Médiatiques — Pourquoi un linguiste qui travaille en analyse de discours s’est-il depuis près de vingt ans intéressé à l’analyse des médias ?

P. Charaudeau — Il y a double raison. Une raison qui tient à la discipline et donc corrélativement une raison qui tient aux objets de cette discipline. La raison qui tient à la discipline, c’est que j’essaie de me situer entre le modèle d’analyse de discours qui se trouve entre ce qu’on pourrait appeler une linguistique des mots, laquelle pense que les mots ont un sens mais qui en même temps a fonctionné jusqu’à présent, y compris statistiquement, sans trop tenir compte du contexte social. Il y a une tradition française du discours qui est très marquée par la recherche de l’idéologie dans les discours mais qui fait complètement disparaître le sujet, et surtout qui ne se pose pas le problème de l’influence. Il y a dans cette position, dans cette tradition de l’analyse du discours, une certaine naïveté (le terme est sans doute excessif) qui consiste à penser qu’il suffit qu’un discours soit marqué idéologiquement pour qu’il ait immédiatement un impact, une influence ou un effet. Or ce n’est pas démontré et, en tout cas, de nombreuses disciplines dans les sciences humaines et sociales, comme l’anthropologie sociale ou la psychosociologie, ont montré que les problèmes de l’influence étaient très compliqués, qu’il ne suffisait pas d’avoir une idée pour la transmettre et qu’immédiatement elle ait un impact. Je me suis donc écarté de cette ligne de l’analyse du discours tout en refusant la récupération de l’ethnographie de la communication. Celle-ci a beaucoup travaillé sur les interactions verbales, mais cela me semblait être finalement un modèle beaucoup plus sociologique que linguistique. Donc, j’essayais toujours de me situer à un carrefour à la convergence d’une filiation pragmatique et d’une filiation ethnographique, mais tout en gardant quelque chose qui soit propre aux études sur le langage.

Or, justement, et c’est là qu’on en arrive à l’objet, au discours véhiculés par les médias. C’est ce qu’on appelle les discours sociaux, mais des discours sociaux qui ne sont pas simplement des discours politiques, qui comprennent tous les discours sociaux, depuis les plus quotidiens jusqu’aux plus institutionnalisés. Et parmi ces discours sociaux, il y a quelque chose qui caractérise quand même notre société, ce sont les discours médiatiques. C’est ainsi qu’après avoir travaillé beaucoup plus sur la publicité dans un premier temps, (parce qu’évidemment la publicité est le lieu idéal pour travailler tout ce phénomène de l’influence sociale), je me suis intéressé, avec les collègues du Centre d’analyse du discours, on s’est intéressé au discours des médias. Et il y a tellement de choses à faire qu’on y est toujours. Donc il y a quelque chose qui est finalement intrinsèque à la recherche à l’intérieur de notre discipline, l’analyse du discours, qui consiste à essayer de faire une analyse qui tienne compte du contexte social, sans pour autant réaliser un travail sociologique de terrain. C’est le problème que je développe en parlant des trois lieux de pertinence. Ce n’est pas un travail en production, ce n’est pas un travail en réception, c’est un travail sur le produit tel qu’il sort, mais en s’interrogeant sur les conditions de production d’un côté et sur les effets possibles de l’autre. Et les médias sont l’objet idéal pour ce travail, et plus particulièrement l’information à la télévision.

Méd . — Cela n’a pas grand-chose à voir avec la sociolinguistique au sens classique du terme ?

P. Ch. — Pas dans ce sens-là, mais au sens large, oui. Dans la mesure où on fait entrer des composantes de type social. Par exemple quand on essaye de comprendre comment les journaux télévisés ont traité les conflits en ex-Yougoslavie. On essaye de voir comment la télévision, supposant qu’il existe des imaginaires sociaux, rend compte des événements, non pas tant en fonction de l’événement, mais en essayant de présenter l’événement en rapport avec une hypothèse qu’elle fait sur les imaginaires sociaux. Dès lors, tout le système de dramatisation pour rendre compte de l’événement est monté autour des idées que les médias se font sur ces imaginaires sociaux qui circuleraient dans une société, à un moment donné. Ce qui explique d’ailleurs, quand on fait des travaux de comparaison (cela a été le cas pour les talk-shows, et nous le réalisons aussi pour les journaux télévisés) qu’on s’aperçoit que chaque télévision construit des imaginaires sociaux différents sur un même événement, Ainsi, la télévision britannique a surtout insisté sur l’héroïsation des pilotes de chasse anglais, alors que les Allemands, étant donné leur passé, ont montré beaucoup plus d’images de mouvements pacifistes. Cela montre bien que la télévision, et les médias d’une façon générale, reconstruisent l’événement. L’événement est là comme une espèce de pulsion, de déclencheur, et après il y a toute une construction, une reconstruction de l’événement, en fonction de ces hypothèses que l’on fait sur les imaginaires sociaux qui circulent.

Méd. — Pour rester dans les approches interdisciplinaires, des chercheurs en analyse des médias, comme Teun van Dijck par exemple, mettent en avant un modèle qu’ils appellent « socio-sémiotique ». Est-ce encore un autre modèle, la socio-sémiotique étant plus proche de la sémiotique et travaillant sur des discours plus abstraits ?

P. Ch. — Oui, c’est vrai qu’il y a quelque chose qui nous caractérise (c’est pour cela d’ailleurs que l’on travaille beaucoup avec des chercheurs en psychologie sociale), c’est qu’on essaye de travailler le langage en rapport avec les mécanismes d’influence. Ce n’est pas du tout pour dénier la valeur ou la validité de travaux qui se situent dans d’autres perspectives. Mais aussi bien les travaux sur la découverte de l’idéologie dans les discours que les travaux sur les structurations sémiotiques des discours ne se préoccupent pas du mécanisme de l’influence. Il nous arrive d’ailleurs souvent de prendre les résultats de certains de ces travaux pour essayer de les réintégrer dans notre perspective. Je reconnais qu’il y a plusieurs approches possibles : mais si quelque chose caractérise la nôtre, c’est d’essayer de brancher tous les phénomènes de construction du sens et de les lire en fonction des effets possibles qu’ils peuvent produire. C’est pour cela que j’insiste beaucoup sur le fait qu’il faut faire une distinction entre les effets visés et les effets produits. Parce que, travaillant justement sur le produit fini, c’est-à-dire sur la page de journal ou le journal télévisé ou l’émission de radio, nous ne faisons pas un travail de sociologue ou de psychosociologue en réception. Nous estimons qu’il y a du travail pour tout le monde et qu’il faut des outils particuliers pour faire du travail en réception, les sociologues ont leurs outils, les psychosociologues ont d’autres outils de type plus expérimentaux, et donc nous, nous ne sommes pas là.

Mais en revanche, on ne peut pas pour autant ignorer qu’il y a un public, que tout cela s’adresse à un public et que l’on essaye de toucher ce public. Cela se fonde sur une hypothèse générale concernant le fonctionnement du langage : "tout acte de langage produit par un sujet locuteur ou un sujet communicant s’adresse à un destinataire idéal que ce locuteur construit". Et l’on sait bien qu’il y a un écart entre ce destinataire idéal et les destinataires réels. C’est encore plus net dans le cas de toutes les communications d’un type collectif, comme dans les médias. Puisque ce qu’on imagine de ce destinataire, on l’imagine globalement, alors qu’il y a des millions d’individus avec des caractéristiques particulières qui sont en train d’écouter l’émission de radio ou de regarder le journal télévisé. C’est pour cela que nous disons : "tout acte de langage et donc toute mise en scène langagière, discursive, que ce soit par l’image ou que ce soit par le verbal, produit des effets". Mais ces effets sont des effets supposés. Tantôt cela coïncide, tantôt cela ne coïncide pas, puisque les individus font ce qu’ils peuvent ou ce qu’ils veulent de ces effets supposés. Il y a donc un travail à faire pour mesurer l’écart ou la coïncidence entre ces effets visés, ces effets supposés, et les effets effectivement produits. C’est pour cela que nous sommes dans cette problématique de l’influence, mais en la traitant en termes d’effet visé et non pas d’effet produit réellement.

Méd. — Mais des effets qui passent toujours par le langage, le langage reste central ?

P. Ch. — C’est cela, c’est le langage. Mais le langage comme construction de sens. Si l’on collabore avec des gens qui analysent l’image, c’est parce que le discours utilise différents supports sémiologiques, même si le verbal est dominant. Par exemple, le travail réalisé sur la guerre au Kosovo a consisté à faire travailler trois groupes indépendamment l’un de l’autre d’abord : ceux qui ont essayé de décrire les acteurs des conflits, ceux qui se sont intéressés au récit, et ceux qui se sont intéressés à la mise en scène visuelle. Ensuite, on a fait l’articulation entre les trois. Et l’on voit bien comment il y a un jeu d’articulation entre le verbal et le visuel (de corrélation, comme on l’a expliqué dans le travail sur le débat télévisé, sur « Apostrophes »). Tantôt cela fonctionne parallèlement et tantôt cela s’entrecroise. Donc, nous entendons par langage tout support constructeur de sens, ce qui peut inclure l’image et tout le langage audiovisuel de la télévision. Quand on travaille sur la presse, on s’occupe plus du verbal que de l’iconique, quand on est à la radio, évidemment, on ne s’occupe que du verbal.

Méd. — Cela signifie que des chercheurs en communication peuvent vraiment travailler dans une forme d’interdisciplinarité ?

P. Ch. — Je crois que c’est vraiment très caractéristique de la position des sciences humaines et sociales, à l’heure actuelle, mais qu’il y faut une condition. Cela renvoie d’ailleurs à la discussion que nous propose Edgar Morin avec son modèle de la complexité, et d’autres, qui viennent d’une formation plus disciplinaire au départ. On peut dire qu’il faut être interdisciplinaire, mais quand on vient d’un lieu disciplinaire. Cela nous pose, en tant qu’enseignants ou chercheurs responsables d’autres chercheurs qu’on est en train de former, la question de la formation. Je ne crois pas que l’on forme les étudiants "interdisciplinairement" au départ. Je crois qu’on leur apprend à entrer dans une interdisciplinarité. Et pour entrer dans une interdisciplinarité, encore faut-il être passé par les fourches caudines (pour prendre le mot qui dit discipline, mais discipline intellectuelle) d’une discipline ou de deux disciplines. C’est pour cela que je parle d’interdisciplinarité focalisée. Ou alors, pour prendre une autre image, de lieu géométrique. Je crois qu’une interdisciplinarité gagne, si on ne veut pas mélanger les concepts et utiliser les concepts les uns pour les autres, à être focalisée, c’est-à-dire que l’interdisciplinarité est abordée par une discipline, à l’intérieur d’une discipline. A ce moment-là, étant donné qu’on a le soubassement solide de cette discipline, on peut se demander ce qui enrichit, ce qui peut aider en sociologie, en psychologie sociale, en anthropologie sociale, en histoire, en sémiotique, etc. Et l’on pourrait imaginer que chaque discipline fasse la même chose de son côté. Notre démarche est fondamentalement interdisciplinaire, je crois que maintenant on peut difficilement y échapper, surtout avec des objets comme les médias. Cela nous permet par exemple d’avoir un réflexion sur ce que peut être la déontologie du discours d’information. Quand nous regardons comment est posé le problème de la déontologie dans les médias, c’est à travers une réflexion sur ce qu’est le langage, mais le langage en rapport avec toute une série de situations de communication. Maintenant, si on prend un point de vue strictement philosophique, on peut aussi proposer une définition de la déontologie. Et Bourdieu, avec son modèle sociologique, a aussi proposé son approche de la déontologie. Donc, c’est cela l’interdisciplinarité, mais focalisée.

Méd. — Cela pose le problème des études en communication, dans la mesure où effectivement on ne peut pas être pluridisciplinaire au départ. Quelle est l’armature des étudiants qui ont une licence ou une maîtrise en communication ? C’est un vrai problème pédagogique.

P. Ch. — Exactement, et c’est d’autant plus un problème que, vraisemblablement, l’on va avoir à faire de plus en plus à des générations qui veulent arriver vite. Arriver vite, cela veut dire : après tout si je peux apprendre le piano sans être obligé de faire des gammes, pourquoi devrais-je faire des gammes ? A quoi un grand pianiste répondra : c’est vrai qu’on peut faire du piano sans passer par les gammes. N’empêche que d’être passé par les gammes, cela vous donne un rapport au piano, à une musique différente que de ne pas être passé par les gammes. Je crois qu’il y a quelque chose du même ordre qui va se produire de plus en plus. C’est-à-dire qu’il va falloir entrer en résistance, comme dit le sociologue Touraine. On entre en résistance par rapport à certaines pressions sociales des générations d’étudiants qui arrivent.

Méd. — Dans quelle mesure cette approche linguistique peut-elle se limiter à une volonté un peu taxinomique. Il y a un travail de classement assez important qui s’opère, mais en quoi fournit-il des outils opératoires ?, Et d’autre part, à partir de quel moment peut-on passer de la description à l’analyse ou au commentaire ?

P. Ch. — Ce sont effectivement deux gros problèmes. Pour le premier, j’aurai une réponse plus facile dans la mesure où je soutiendrais l’hypothèse que l’identité sociale, la conscience identitaire sociale passe toujours (c’est du moins la grande hypothèse des sciences humaines et sociales) par une médiation sociale. Cette médiation sociale joue le rôle de repère et c’est cette médiation sociale qui, elle-même, crée un certain nombre de repères. La conscience identitaire, à travers toutes les expériences que les individus peuvent avoir en vivant en communauté, s’organise autour d’un certain nombre de points de repère. On peut donc penser que l’idée de faire des taxinomies, c’est-à-dire de trouver des classements, des regroupements, permet de retrouver ces repères. Le problème, c’est qu’on ne sait jamais si les résultats de nos analyses, avec toutes nos hypothèses, les modèles que nous utilisons, correspondent aux repères dans leur empirie, tels que le vivent les gens. De ce point de vue-là, Bakhtine, sans être allé loin dans l’analyse, a bien posé le problème en affirmant que s’il y a des genres, c’est parce qu’ils correspondent à des besoins sociaux. Il y a des nécessités sociales qui font que tout le monde à besoin de repères.

Cela pose deux problèmes ; le premier, c’est qu’on ne sait pas si ce que nous construisons correspond à ce qui est vécu empiriquement et le deuxième, c’est que les repères bougent et qu’en même temps ils ne bougent pas. De ce point de vue-là, la psychologie sociale propose des hypothèses assez intéressantes, parce qu’elle fait l’hypothèse qu’il y a des catégories qui sont très ancrées en profondeur dans la mémoire et qu’il y en a d’autres qui sont plutôt localisées dans les systèmes périphériques. Donc, les catégories qui changeraient seraient plutôt dans les systèmes périphériques, alors que des structures plus archaïques qui resteraient dans les mémoires sociales, sont ancrées de façon beaucoup plus permanente. C’est une hypothèse qui pourrait justifier nos classements, nos taxinomies, les définitions des genres que nous proposons. Cela doit permettre de distinguer ce qui traverse (un peu) le temps, ce qui a une permanence beaucoup plus longue, et qui résiste aux transformations de surface, ce qui reste ? Cela traverse les débats que nous avons dans les ateliers de l’Inathèque, quand nous analysons les débats des premières émissions de la télévision ? Sont-ils identiques aux débats actuels ou non ? Il y a deux réponses possibles : selon un certain type d’analyse, on va observer l’évolution dans les dispositifs, dans la façon de passer les questions. Mais d’un autre point de vue, ce sont toujours des débats. C’est déjà du débat au début, et c’est toujours du débat. Cela veut dire qu’on est toujours entre ces deux hypothèses-là, à propos desquelles je n’ai pas de réponse définitive. Mais c’est vraiment un domaine intéressant à creuser. On peut dire la même chose sur la question des rubriques et des genres journalistiques de la presse écrite. D’un certain point de vue, quand on compare les journaux d’il y a un siècle et les journaux actuels, il y a beaucoup de différences. Auparavant, les articles étaient très longs, des plumes célèbres écrivaient. Et puis d’un autre côté, il y a quelque chose en rapport avec l’information qui est là, qui reste là. Déjà à l’époque, il y avait déjà ce problème de l’événement qui se produit, et de la relation de l’événement. Le journaliste se demandait déjà s’il faisait de la fiction ou non. On se posait d’ailleurs peut-être mieux la question hier que maintenant, parce qu’on était moins pressé par le temps, on pouvait réfléchir à ce qu’on faisait. Quand on relit les réflexions de Kessel, par exemple, on constate qu’il réfléchissait à ce qu’il faisait quand il écrivait un roman ou quand il rédigeait un article de reportage. C’est donc une bonne question que celle des taxinomies, de la classification, de la description des genres, de tout ce qui fait fonction de repérage dans une société.

Méd. — Et le passage de l’analyse au commentaire, du descriptif à la prise de position ?

P. Ch. — C’est beaucoup plus compliqué, parce qu’à l’heure actuelle, cela nous interroge beaucoup dans nos disciplines. C’est la différence avec la simple monographie où l’on met à plat, on décrit. Une monographie, en soi, n’est jamais critiquable ni même discutable au sens où, si elle est bien faite, on dispose d’un outil de référence qui propose des résultats. Le problème commence à partir du moment où il faut interpréter ces résultats. Autrement dit, où arrive dans un autre type d’activité intellectuelle, d’analyse, d’interprétation, qu’il va aussi falloir mettre par écrit. Parce qu’on ne fait pas d’interprétation sans un mode d’écriture. Il va falloir l’écrire. Dès lors, surtout s’agissant des médias, on est pris entre deux tentations. L’une serait de mimer le discours journalistique lui-même. Mais je crois qu’on ne peut pas écrire sur les médias comme les médias eux-mêmes commentent l’événement. Le type de commentaire que nous pouvons produire dans un champ disciplinaire ne peut pas être le même que celui du commentaire des médias, parce que les finalités ne sont pas les mêmes. Ce sont deux types d’argumentations complètement différentes, donc on ne peut pas reproduire le discours médiatique. De l’autre côté, on est coincé par le discours des grands intellectuels qui proposent ce que j’appellerais un “discours de culture sur“. Ce sont des gens qui ont des références disciplinaires, mais surtout qui sont cultivés et qui se situent dans la filiation très française et sartrienne de l’intellectuel engagé (pour laquelle j’ai beaucoup de respect et d’admiration, ce n’est pas la question). Ce phénomène produit un certain type d’écriture et donc d’analyse, qui n’est pas toujours très étayée, mais qui, en même temps, repose aussi sur un certain nombre de données. Mais ce ne peut pas être le type d’écriture – analyse du chercheur. Prise entre ces deux tentations-là, il y a la voie assez étroite de l’écriture d’analyse interprétative, qui ne peut pas être le commentaire médiatique lui-même, qui ne peut pas être le commentaire engagé et cultivé de ces intellectuels, qui doit à la fois être étayé par les résultats d’analyses empiriques et qui, en même temps, doit proposer des hypothèses. Et ce ne peuvent jamais être que des hypothèses interprétatives.

Si l’on prend l’exemple des talk-shows, que nous avons étudiés de manière comparée sur le plan européen, on constate que le talk-show italien ne peut pas fonctionner en France et que le talk-show français ne peut pas fonctionner en Espagne. C’est une prise de position, mais qui ne demeure qu’une hypothèse de travail. Laquelle était fondée sur une hypothèse préalable selon laquelle il n’est pas vrai que l’appareil médiatique uniformise tout (ce qui est la vulgate qui circule un petit peu partout), mais que ce qui est prégnant, c’est l’identité culturelle. Donc, les talk-shows, au-delà d’une certaine mise en scène qui est commune dans les trois pays, doivent se présenter de manière différente selon la place symbolique que la parole a dans chaque société. Effectivement, quand on a réalisé ce travail, on a vu que dans le mode de questionnement, la façon de poser les questions, la façon de répondre, la façon de raisonner, etc., au-delà d’une mise en scène commune, les talk-shows correspondent chacun à un certain imaginaire de la prise de parole de l’individu dans la société où il se trouve. Cela démontre qu’on n’aurait jamais pu échanger ces talk-shows l’un pour l’autre.

Méd. — Il est vrai que des intellectuels comme Bourdieu ou Debray, quand ils parlent des médias, sont les plus éloignés de leur discipline de base et occupent davantage des positions de polémistes que d’analystes.

P. Ch. —Le problème qui se pose à notre époque est celui d’un certain confusionnisme. Ce confusionnisme entraîne une forme de tromperie sur la marchandise : on donne quelque chose pour ce que ce n’est pas. Les discours de Debray et Bourdieu devraient être donnés pour ces discours-là, s’afficher comme tels et dire leur objectif. Ce sont finalement des discours engagés d’un chercheur cultivé, d’un intellectuel cultivé, mais qui en même temps oriente son discours d’une certaine façon parce qu’il veut occuper une certaine place, même dans la dénégation. Lorsque Debray dit lui-même « Personne ne peut se prétendre être la conscience sociale », et que, dans le même temps qu’il dit cela, il est interviewé à la radio, il est dans ce lieu de la conscience sociale. C’est le serpent qui se mord la queue et on ne peut pas en sortir. Ce serait mieux si c’était déclaré comme tel. Mais à partir du moment où c’est donné comme étant l’analyse qui peut être faite sur les médias, cela devient tellement compliqué qu’il n’y a pas un discours qui peut épuiser ces objets. C’est là qu’il y a tromperie sur la marchandise. Mais le problème est le même pour les chroniqueurs matinaux à la radio. Il y a le chroniqueur économique, le chroniqueur de la politique internationale, etc. Ils proposent une chronique très intelligente, très bien fabriquée, mais qui est toujours donnée pour ce qu’il faut penser. C’est cela le problème à l’heure actuelle, c’est que l’on donne ces choses finalement pour ce qu’elles ne sont pas. Je crois que nous sommes dans une société du bluff, parce que beaucoup de choses fonctionnent sur ce bluff-là. C’est pour cela que la position du chercheur qui ne peut pas se laisser piéger par cela est si difficile.

Méd. — Venons-en à des questions plus précises par rapport au discours et à l’événement. Puisque les références de l’ORM sont très explicitement situées du côté de Paul Ricœur, comment situer la notion de discours par rapport au récit et à l’argumentation. Entre ceux qui disent que tout est récit et ceux qui disent que tout est argumentation, le discours est-il simplement un outil qui permet de construire du récit social, ou bien le discours est-il central par rapport à cela ? Ce serait seulement dans les pratiques sociales que se construirait le récit ou l’argumentation ?

P. Ch. — Je n’ai toujours pas de réponse à ce propos, parce que c’est intrinsèquement très lié. C’est à la fois très lié et, en même temps, au nom de ces repères dont on parlait tout à l’heure, on a besoin à certains moments de dire : bon, attendez, je raconte. Et puis, à d’autres moments, on a envie de dire : bon, je commente, j’analyse. Ces deux attitudes sont fondamentalement différentes, dès le départ, dans la mesure où l’une est propositive, c’est le récit, et l’autre est impositive, c’est l’argumentation. Le récit est propositif parce qu’il tente de raconter le monde, et le sujet racontant serait censé se mettre au service de ce récit. Donc, il n’impose rien au départ au récepteur qui, tout à fait librement, peut s’y projeter et reconstruire à son tour ce qu’il a envie de reconstruire. Dès l’instant que l’on entre dans une attitude de commentaire ou d’analyse, on impose forcément quelque chose à l’autre : des présupposés, des modes d’analyse, des outils de pensée. Le problème de l’auditeur est de savoir si les outils proposés sont communs ou non. Il doit se demander s’il va les partager ou non, s’il a envie de rentrer dans cette logique, s’il accepte de partager des présupposés ou pas, etc. Finalement, le récit est peu critiquable, sauf dans le cas du mensonge, ce qui pose le problème de l’invraisemblance. Mais il n’est pas critiquable en soi, alors que tout commentaire est quasiment une violence faite à quelqu’un qui se voit légitimement imposer un point de vue. Donc, il y a deux attitudes différentes. En même temps, on sait bien que raconter quelque chose n’est jamais fait d’un point de vue neutre. Il n’existe pas de point de vue neutre, mais c’est fait mine de rien. L’autre n’a donc pas l’impression qu’on lui impose quelque chose.

C’est là que surgit le problème pour les médias. Même lorsque les médias disent qu’ils sont simplement dans le rapporté de l’événement, nous savons que rapporter l’événement, c’est le faire d’un certain point de vue, c’est sélectionner, c’est mettre en place une certaine dramaturgie. Finalement, c’est beaucoup plus insidieux, puisque cela ne se donne pas comme une imposition. On peut donc beaucoup plus facilement manipuler. Malgré ce que pensent ou ce que disent un certain nombre de journalistes, ils sont manipulateurs ; leur action manipulatoire est plus évidente dans le moment où ils rapportent les événements que dans le moment où ils font des chroniques et des commentaires. Parce que dans le moment où ils font des chroniques et des commentaires, nous activons une série de défenses, du type “ils exagèrent”, “tiens, voilà des bonnes formules”, etc. Vis-à-vis du récit, on n’a pas de système de défense. D’autant plus qu’on se laisse très facilement piéger par le fait qu’on entre dans un récit. On le voit bien avec l’histoire du Kosovo et l’intervention de Régis Debray. Ce qui m’a intéressé dans l’affaire Debray, ce n’est pas du tout de le défendre, mais ce que cela a produit en contre. Cela a mis en évidence que les médias français avaient tous été politiquement corrects par rapport à cet imaginaire de l’humanitaire qui circulait dans la société française et qui fait qu’il y a eu consensus pour traiter des affaires du Kosovo, de façon à justifier ce que devait être l’intervention humanitaire. Pour cela, il faut un certain nombre de conditions : il faut qu’il y ait un vrai méchant, et Milosevic est un vrai méchant, il fallait des exactions, des victimes… On a bien monté cela, monté toute cette dramaturgie, pour que cela soit justifié. Lorsque Debray arrive là-dedans en s’appuyant sur des paroles de témoins, même s’il s’agit d’individus isolés, et qu’il dit ne pas croire tout ce que les gens ont raconté, parce qu’il a observé différentes choses, les médias se sont sentis, d’un seul coup, accusés. Cela mettait en évidence le fait qu’à travers la façon de rapporter les événements, il y a des formes de manipulation. Il y a là un paradoxe puisque je crois que, finalement, on manipule presque plus dans les reportages.

C’est pour cela qu’à la fois, c’est l’aspect récit qui m’intéresse le plus dans ce phénomène de l’information médiatique, mais que, en même temps, c’est le commentaire qui donne aussi des repérages. Le commentaire donne des modèles de pensées, parce que les gens, quand ils vont au bureau, reproduisent un peu ces modèles de pensées. Ils ressortent même des phrases toutes faites. Donc il faut aussi analyser le commentaire, mais en respectant la distinction entre rapporter l’événement, commenter l’événement et provoquer l’événement. Finalement, il y a deux pôles : rapporter l’événement et provoquer l’événement. Parce que quand le journaliste provoque l’événement, il fait aussi parler la société citoyenne, ou des responsables de la société, et il joue donc un rôle actif dans le système démocratique. C’est le moment d’ailleurs où, comme par hasard, le média s’efface le plus. Dans le rapport de l’événement, c’est là que l’on trouve le plus les effets manipulatoires, mais de manière insidieuse, peu apparente. Ce devrait être le grand point d’interrogation, la réflexion centrale à mener par les journalistes eux-mêmes.

Méd. — Cela n’apporte-t-il pas un peu d’eau au moulin de ceux qui parlent de la grande manipulation ? Est-ce que parce qu’on est toujours dans un discours construit qu’on est toujours tant soit peu dans la manipulation ? Ou bien cela ne rejoint pas la théorie du grand complot, et on parle de manipulation sans que cela soit marqué aussi péjorativement mais considéré comme un élément d’analyse ?

P. Ch. — C’est pour cela que je termine en parlant de manipulateur manipulé, parce que je ne crois pas au grand complot. La psychologie sociale m’a appris qu’il n’y a pas de rapports sociaux, de rapports entre les individus qui ne soient des rapports de manipulation. Cela commence dès que l’on dit bonjour à quelqu’un. Cet acte de langage le plus banal, le plus quotidien est plus qu’un acte de politesse. Quand je marche quand la rue, et que je vois quelqu’un de l’autre côté, j’ai plusieurs choix : je le vois, je ne le vois pas ; je le regarde, je ne le regarde pas ; je traverse, je ne traverse pas ; je lui fais signe, je ne lui fais pas signe. Qu’est-ce qui se joue ? En disant bonjour, vous faites exister l’autre et donc vous vous faites exister. Donc l’acte de dire bonjour est un acte très égocentré qui est le début de la manipulation. Vous faites croire à l’autre que vous le faites exister, et en même temps, parce que la relation sociale est quelque chose de très complexe, vous vous faites exister vous-même. Dire bonjour est aussi un faire-valoir pour se faire exister. Il n’y a pas de rapports sociaux qui ne soient des rapports entre manipulateurs et manipulés. Cela n’a rien à voir avec le grand complot ou le quatrième pouvoir. Les médias, c’est un effet de la modernité, ont pris beaucoup de pouvoir. Mais on oublie de dire que les hommes politiques, par exemple, dont on dit qu’ils sont complètement soumis aux impératifs des médias, en ont aussi compris le mécanisme. Dès lors, qui est le manipulateur et qui est le manipulé ? Quand on dit que les médias imposent un agenda, c’est vrai, mais les politiques le savent cela et se débrouillent pour faire croire aux médias qu’ils imposent l’agenda alors qu’en fait ce sont eux qui le construisent en amont. C’est un jeu social dans lequel il faut comprendre que les médias ont une place, mais rien que leur place, dans un jeu de manipulation sociale où tous les groupes sociaux tentent de prendre des positions de pouvoir, pour exister, pour s’en sortir, etc. Mais je ne voudrais pas qu’on fasse glisser cela du côté du grand complot.

Méd. — C’est dans ce cadre-là que vous utiliser la notion de contrat médiatique. Il existe parce que chaque partenaire sait dans quelle pièce il joue et qu’il est conscient des contraintes, de situation et de discours ?

P. Ch. — Cette notion de contrat est devenue objet de polémique, alors qu’il s’agit en réalité de juger de la validité opératoire d’une notion, son pouvoir explicatif. Le contrat, c’est une métaphore, telle qu’on en trouve partout dans les sciences humaines et sociales, et c’est une manière de régler les questions de classement, de taxinomie, de repérage. Ce n’est pas le contrat social “à la Rousseau”, ce n’est pas un contrat strictement juridique, mais c’est une façon de dire que les individus se rencontrent et essayent de co-construire du sens pour pouvoir communiquer, en fonction d’un certain nombre de données. Il faut que les partenaires de la communication reconnaissent, réciproquement, les données de cette situation. Cela crée donc une relation de type contractuel. C’est par exemple la situation du discours politique. Si je suis en train d’écouter un homme politique qui parle, par définition je sais que c’est un homme politique et je sais que ce n’est pas quelqu’un d’autre. A partir du moment où j’écoute un homme politique parler à la télévision, dans un meeting ou quand je lis un de ses articles, se mettent en place un certain nombre de paramètres qui vont m’aider à comprendre ce que veut dire ce discours politique. C’est cela, pour moi, la notion de contrat, qui a simplement une valeur opératoire. Mais le terme de contrat apporte quelque chose de plus à la simple notion de situation. La situation se définit par ses composantes, identitaire, de finalité, de propos. Et le contrat, c’est la situation, à partir du moment où elle est reconnue par des partenaires qui sont d’accord pour reconnaître les données communes à l’échange.

Méd. — Les objections ne viennent-elle pas du fait qu’un contrat s’établit normalement entre deux parties plus ou moins égales. Si on prend un discours politique qui est retransmis par le journal télévisé, il y aune situation triangulaire. Il faut donc essayer de travailler sur le triangle plutôt que sur l’échange entre un énonciateur et un énonciataire.

P. Ch. — C’est pour moi le contrat du débat. Quand deux, trois ou quatre personnes discutent sur un sujet, cela ne devient débat qu’à partir du moment où l’on sait qu’il y a une grande oreille qui écoute. Ce que se disent les gens ne se dit pas uniquement en réplique les uns par rapport aux autres, cela se dit en rapport avec une grande oreille qui écoute. Sinon c’est une discussion, ou un colloque… Voilà une situation triangulaire, parce qu’il y a une triangularité par rapport à l’animateur, et une autre triangularité par rapport au public, cela fait un losange finalement. A ce moment-là, les caractéristiques de ce contrat, c’est-à-dire du débat télévisé, sont dans cette double triangularité. Alors que dans un colloque, les données vont être légèrement différentes. Il y a un autre contrat.

Méd. — Cela pose aussi la question du support. Il y a une interaction entre le contrat et le support ?

P. Ch. — Absolument. Dans les composantes de la situation de communication, à côté de la finalité, de l’identité, du propos, il y a les circonstances matérielles. Parmi ces circonstances se trouve la matérialité du support, qui a des incidences sur l’identité de celui qui parle, sur sa finalité. En matière de situation de communication, de genre et de contrat, deux dimensions importent, l’une qui est d’ordre beaucoup plus conceptuel et l’autre qui est d’ordre plus matériel. Le conceptuel serait un schéma beaucoup plus abstrait, et les circonstances matérielles viennent opérer des variantes à l’intérieur de ce contrat général. Il y a donc quelque chose de commun au discours d’information. Mais le discours d’information qui passe par la radio, par la télévision et par la presse écrite, est différent du fait de cette matérialité. Ce sont toutes choses que travaille d’ailleurs la médiologie. Elle s’interroge simplement sur l’incidence de la matérialité des supports, par rapport à ce que sont les conditions conceptuelles d’un phénomène communicatif général. Si l’on prend la presse écrite, il y aura des variables du genre quotidien, mensuel, hebdomadaire, qui vont avoir des incidences. Cela crée des sous-ensembles (qu’on les appelle sous-contrats, sous-genres, c’est une discussion à avoir entre nous) qu’on ne peut ignorer. Les quatre composantes de la situation de communication sont solidaires les unes des autres. On ne peut pas en supprimer une. Et si l’on bouge quelque chose dans l’une des quatre, cela se répercute immédiatement sur les autres.

Méd. — On pourrait y intégrer la réflexion sur les genres, dans une acception très large, incluant l’opposition information / fiction ?

P. Ch. — Pour moi, la télévision n’est pas un genre en lui-même, c’est une boîte. Et à l’intérieur de cette boîte, il y a des objets qui sont organisés avant d’être répartis en genres. C’est le cas du découpage entre télévision de divertissement et télévision d’information. Il y a une première partition à ce niveau très général, dont on peut se demander si cela concerne les genres. Je n’ai pas de réponse à ce sujet, sauf pour constater qu’il y a une première partition. A ce niveau, il y a ce qu’on peut appeler l’information, et repérer quels sont les différents dispositifs qui sont au service de l’information. Cette information, en même temps, est elle-même séquentialisée, parce que cette information des médias n’est pas la même information que celle transmise dans les bureaux de poste. On peut donc la décrire, déterminer des genres à l’intérieur de l’objet “information”, en les distinguant des genres de la fiction. Parce que dans la fiction, il y a aussi des catégories comme les séries, les téléfilms, etc. ce sont donc des domaines différents. Par ailleurs, puisque vous traitez du récit à l’ORM, le concevez-vous de manière transversale ou le réservez-vous uniquement pour l’ordre de la fiction ?

Méd. — Non, c’est vraiment transversal. Par exemple, si l’on veut observer comment les gens construisent leur rapport à la justice, il ne suffit pas d’analyser le discours médiatique sur la justice tel qu’il est véhiculé par le journal télévisé ou la presse, il faut aussi prendre en compte ce qui se construit à travers la vision de séries comme “Navarro” ou “ Julie Lescaut”, ou dans les films qu’ils regardent. C’est conjointement dans ces différents lieux que se construit une espèce de grand récit, ou en tout cas de grande représentation de la justice. Cela passe par tout ce que les gens consomment dans les médias, dans les romans ou ailleurs encore. C’est donc une vision transversale, mais qui prend en compte la maîtrise que le public a de ses usages. Les gens, quand ils consomment de la télévision, savent bien dans quelle catégorie ils sont et ils ne font pas la confusion entre un mort d’une série télévisée et un mort au JT. À la fois, ils font la distinction et en même temps, ces perceptions sont reglobalisées. Quand on interroge des gens dans la rue, qu’on leur demande de raconter un procès et qu’ils évoquent des expressions comme « Objection, votre Honneur ! », ils les reprennent dans les feuilletons américains, parce qu’ils n’ont jamais assisté à un procès dans un tribunal.

P. Ch. — Dès lors, on ne peut pas parler de genre. Si le récit est quelque chose de transversal, le genre arrive au moment où le récit s’articule, prend existence dans quelque chose d’autre qui va en faire un genre. Le récit arrive dans un téléfilm et dire téléfilm, c’est apporter d’autres éléments, qui font partie du genre téléfilm. Il y a la question plus théorique de savoir si, quand on parle de récit, on lui donne le statut de genre ou bien le statut d’un mode d’organisation du discours qui va se trouver investi dans des genres différents. De la même manière qu’il y aurait un mode d’organisation, plutôt de type argumentatif, qui ensuite va devenir ici commentaire journalistique, qui va devenir démonstratif dans un article scientifique, etc. Il faut préciser sa position théorique pour éviter les malentendus, préciser cette option transversale et voir le récit plutôt comme un mode.

Méd. — Ce qui n’empêche pas que, dans l’information télévisée, le type narratif, le récit au sens strict, défini linguistiquement, a tendance à contaminer toute une série de lieux qui ne sont pas strictement narratifs, comme par exemple la météo. La météo devient une espèce de récit au sens strict parce que cette séquence se construit de plus en plus selon cette logique-là. Nous sommes dans une succession d’événements, mais qui s’enchaînent selon une mise en scène, avec une introduction, un milieu, un dénouement. Il y a des effets de retournement, de surprise, des conclusions, on y retrouve donc tous les ingrédients du récit au sens strict…

P. Ch. — Le récit c’est un mode d’organisation du discours, qui permet de rendre compte, de construire des événements. Ensuite, il va prendre – comme on dit que la mayonnaise prend -, il va prendre avec d’autres ingrédients pour constituer un genre, et en même temps des genres peuvent remonter. Il va donc y avoir des contaminations, car ce n’est pas une structure rigide…

Méd. — Et, en même temps, on ne peut pas mettre du récit partout, par exemple dans un débat où l’argumentatif prime. Mais on pourra parler de récit à ce moment si cela s’inscrit dans une structure plus large, qui traverse la société. Mais nous pourrions revenir aux débats et à leur rôle dans la construction d’un espace démocratique.

P. Ch. — La première recherche sur les débats télévisés m’a permis de répondre à cette question : est-ce qu’une machine comme la machine médiatique finit par tout uniformiser, quelles que soient les cultures dans lesquelles elle arrive ? Impose-t-elle des mêmes modèles, ou bien y a-t-il une identité culturelle qui reste dominante ? Il y a évidemment un rapport entre les deux, mais l’imprégnation culturelle fait que ces débats ont quelque chose de spécifiquement identitaire dans chaque pays. Le modèle de dispositif très général est réintégré de façon différente. Par exemple, ce n’est pas innocent que le débat italien se passe dans un théâtre à l’italienne. Cela veut dire que le dispositif est repris, reconstruit par des données culturelles. Tout cela démontre que la place symbolique que la parole a dans la société est prédominante. Et cela explique pourquoi les gens de la BBC ne font pas de commentaires sur les événements de la même façon que les Français, les Espagnols ou les Allemands. La deuxième chose que cela m’a apprise, c’est que le débat est une forme de démocratie simulée, certes, mais qu’il n’y a guère moyen de faire autrement. Si nous avons une position critique face à ces débats, ce genre de débat est néanmoins toujours mieux que leur absence. Parce qu’on ne sait pas trop bien comment se construit le sens social et que, dès l’instant où l’on crée des structures pour que les individus échangent, il se passe quelque chose. Tout cela est très méprisé, contrôlé, manipulé, comme on voudra le dire, par l’appareil télévision, mais il vaut mieux que cela existe.

Dernier aspect, est-ce une vraie ou une fausse démocratie ? Je ne dirais plus que c’est une fausse démocratie, mais simplement que c’est un double jeu et que c’est peut-être caractéristique de la société dans laquelle on vit. Il y a double jeu, comme dans le théâtre moderne, quand on vous met en scène quelque chose et qu’en même temps on vous dit : regardez comment je l’ai mis en scène. Au théâtre, si cela vous gêne, vous pouvez sortir, cela n’a pas plus d’incidence que cela. Mais on peut se demander pourquoi les gens restent et pourquoi les gens applaudissent. Cela veut dire que l’on est dans un monde où les signes n’ont plus une simple valeur utilitaire, il faut qu’ils soient affichés pour eux-mêmes. Cela crée une opacité, parce qu’à partir du moment où j’affiche le signe pour lui-même, où je dis au public : regardez-moi, signe, comment je suis. Cela rend opaque le reste et cela ne permet pas d’avoir un autre type de réflexion sur le reste. C’est du même ordre dans le clip vidéo qui dit : regardez-moi, clip. Et il n’est pas dit qu’il dise : écoutez ma chanson. Si je me mets à regarder le clip, il y a de fortes chances pour que j’entende moins la chanson. Ce serait peut-être, pour reprendre les catégories aristotélicienne, une avancée de l’ethos sur le logos. Tout est réduit à un sujet qui se montre, qui dit : regardez-moi, moi, avec toutes mes apparences de séduction. Cela repose beaucoup sur la séduction, et occulte ou anesthésie provisoirement l’activité intellectuelle, qui est plutôt de l’ordre du logos, qui permet une interrogation, une approbation. Cela pose donc le problème à la construction de l’opinion. J’ai l’impression que l’espace public qui est en train de se construire est un espace public qui se joue différemment selon les médias, selon les lieux, les personnes qui interviennent, mais qui en permanence sont dans ce jeu entre « Regardez-moi en tant que signe » ou « Ecoutez ce que je dis ». C’est un retour au baroque et à la renaissance.

P. Ch. — La peinture aussi, qu’elle soit figurative ou non est une façon de dire : « Regardez-moi comme signe ». Elle déclenche une espèce de sensorialité, une espèce de sollicitation des sens qui n’existait pas de la même manière autrefois, dans la mesure où le signe se voulant plus transparent. Mais en même temps, on voyait ce qu’il y avait derrière lui aussi. L’image a plusieurs fonctions dont une qui est une fonction rétinienne, c’est-à-dire celle qui est destinée uniquement à toucher (et le clip à mon avis est fait pour cela), à atteindre la sensorialité de l’œil par exemple.

Quand on parle de communauté, habituellement, dans le domaine de l’analyse du discours, on parle de la communauté discursive. Je pense que l’on a plutôt trois types de communautés possibles, qui ne se construisent pas de la même façon. Une communauté discursive, c’est la communauté autour des discours de valeurs et de croyances qui circulent. Une communauté communicationnelle qui est celle des comportements, c’est-à-dire le fait que j’aime bien (ou que je n’aime pas) participer à des manifestations, aller dans des colloques, voir le film qui vient de sortir. Les gens se retrouvent dans des lieux communautaires. Quoi qu’il s’y fasse, ce qui importe est le fait d’être ensemble, d’avoir ce comportement commun. Il y a des gens qui aiment les manifestations pour les manifestations, à la limite quelle que soit la cause défendue. Et puis, je me demande s’il n’y a pas aussi ce qu’on pourrait appeler une communauté sémiologique, au sens du signe presque en tant que signifiant, dans sa matérialité. Il y a un regroupement des gens qui aiment plutôt la peinture, des gens qui aiment plutôt le théâtre. Le contact direct avec la scène, le jeu des éclairages, etc., fait qu’ils préfèrent le théâtre au cinéma. Par contre, on revient à la sollicitation rétinienne pour les gens qui aiment le cinéma. Je crois que l’affaire de la construction communautaire et de l’identité communautaire est plus complexe qu’on ne le dit, en tout cas si l’on dit qu’il y a juste des communautés discursives, parce qu’il y a ce qui est de l’ordre des idées, il y a ce qui est de l’ordre des comportements, il y a ce qui est de l’ordre de la sensorialité, et les communautés se constituent au croisement de ces trois aspects.

Méd. — Un même média pourrait jouer sur ces différentes communautés. La télévision, par exemple, tente de faire croire à la transparence du direct, elle serait plutôt du côté de la communication. Mais une émission comme “Les enfants de la télé” serait plutôt du côté du signe. Elle s’exhibe comme télé, et en outre le public y vient pour vivre ensemble, pour l’aspect communicationnel… Y a-t-il encore d’autres implications de l’analyse du discours au système médiatique ?

P. Ch. — L’analyste doit aussi prendre en compte les enjeux déontologiques, d’autant qu’il semble qu’il y aurait de plus en plus de transgressions par rapport à une certaine représentation sociale de ce que serait l’honnêteté dans l’information. Surtout pour la télévision, plus il y a transgression et plus cela a du succès. Quand Patrick Poivre d’Arvor a réalisé la fausse interview de Castro, l’audimat a explosé. Tous les gens l’ont regardé après, pour voir s’il allait pleurer ou non. C’est terrible, étant donné le poids de la logique commerciale dans tous ces médias qui sont en concurrence les uns vis-à-vis des autres. On peut se dire que c’est ainsi, qu’on ne peut rien y faire, mais on peut aussi espérer que les gens aient envie de réfléchir, de considérer que la vie sociale pose des problèmes d’ordre moral. Si on pense cela, pour qu’il y ait déontologie, il faut qu’il y ait un système de sanction, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur de l’appareil en question.

Il faut penser à des formes de régulation. Les gens de la profession semblent les mieux placés pour juger, mais en même temps, comme ils sont dans la profession, ils semblent moins bien placés. Les gens de l’extérieur sont mieux placés mais, comme ils ne sont pas de la profession, ils sont moins bien placés. Actuellement, la régulation interne par l’auto-sanction ne fonctionne pas, à cause de cet effet contraire. Dans le monde universitaire en France, on n’a pas d’instance de régulation, mais on a des sanctions en permanence. Si on n’est pas un bon enseignant, les étudiants vous le renvoient aussitôt, si l’on pas de bons articles, la communauté scientifique vous méprise, etc. Donc, il y a une forme de contrôle, alors que, dans les médias, cela semble peu le cas. On ne sait pas trop comment faire, mais qu’il y a quelque chose à faire en amont, dans la formation des journalistes, sur la responsabilité d’un individu dans un système. Il faut faire prendre conscience de ce qu’on ne peut pas jouer le naïf et que, finalement, on reconnaisse, cyniquement, que Poivre d’Arvor a joué un bon coup. Que l’on ne fasse pas le naïf sur l’objectivité, ni sur la subjectivité. Mais le poids du CSA en France est extrêmement limité, tant la concurrence commerciale et financière est forte dans l’appareil, surtout télévisuel. Aussi ne vois-je de solution que dans la formation. Il faut arriver à ce qu’il y ait une formation des journalistes telle qu’aucun journaliste ne puisse utiliser l’argument de l’innocence, de la naïveté. Sans pour autant basculer complètement du côté de l’argument du type “personne ne peut être objectif, autant alors revendiquer notre subjectivité”. Quand on se revendique comme subjectif, il faut savoir comment, pourquoi… Le problème de la déontologie ne peut pas être réglé par de grands corps intermédiaires, ni de grandes déclarations. C’est très ambigu, si l’on reprend la critique faite par Bourdieu, par exemple. Prise point par point, on se dit que ce n’est pas possible. Bourdieu ne peut pas être si naïf, il sait très bien qu’il y a un certain nombre de règles, par exemple dans sa discussion sur le temps. Il sait très bien qu’on ne peut pas avoir beaucoup de temps à la télévision, qu’on ne peut tenir un long discours monolocutif pendant un certain temps, parce que plus personne n’écoutera. On se dit donc qu’il n’a pas dit cela pour cette raison. Mais le seul fait d’arriver dans ce champ-là, en ayant une aussi forte critique, fait branler un peu l’institution télévisuelle sur ses assises. Le rôle des intellectuels est finalement d’asséner ces coups de boutoir.

Entretien réalisé le 20 avril 2000 par Marc LITS. Il a été préparé avec l’aide d’A. DUBIED et retranscrit par V. FRANCES.

Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Entretien avec Patrick Charaudeau", in Médiatiques. Récit et société, Louvain-la-Neuve, Printemps, 2000, consulté le 28 mars 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Entretien-avec-Patrick-Charaudeau,158.html
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