Il est d’autant plus important de réfléchir sur les questions d’identité sociale et culturelle que nos sociétés dites modernes traversent des crises : crise identitaire, crise culturelle, crise générationnelle, crise dans l’enseignement, crise citoyenne, etc. du moins, en est-il question dans les médias, les ouvrages à succès, les conversations amicales. Il faut donc lui consacrer une réflexion de fond à partir des outils d’analyse que nous proposent les sciences humaines et sociales.
Évidemment, il existe diverses approches de la question identitaire : la sociologie, l’anthropologie, la psychologie sociale, l’histoire, etc. ont chacune droit au chapitre, chacune la construisant en un objet d’étude qui lui est propre, c’est-à-dire conforme à ses présupposés théoriques et à sa méthodologie. Et dans ce concert des sciences humaines, les sciences du langage. Car le langage est au cœur de la construction aussi bien individuelle que collective du sujet, et ce dans trois domaines d’activité de l’humain : le domaine de la socialisation des individus dans la mesure où c’est à travers le langage que s’instaure la relation de soi à l’autre, c’est lui qui crée le lien social ; le domaine de la pensée dans la mesure où c’est par et à travers les actes de langage que nous conceptualisons, c’est-à-dire que nous arrachons le monde à sa réalité empirique pour le faire signifier ; le domaine des valeurs dans la mesure où les valeurs ont besoin d’être parlées pour exister et que, ce faisant, les actes de langage qui en sont les porteurs sont ce qui donne sens à nos actes. L’activité de langage est donc un gage de liberté de l’individu comme possibilité d’interrogation et d’analyse sur l’autre et sur soi, et comme possibilité de contrôle de nos affects.
C’est pourquoi l’enseignement de la langue et des langues est d’un enjeu capital pour la formation des citoyens de demain, mais à la condition de ne pas considérer le langage comme un simple outil efficace d’intercompréhension minimale entre les êtres, comme le font ceux qui voudraient que ne circule de par la monde économique qu’une seule langue. Une langue, et son usage, est un mode de pensée et une façon d’appréhender le monde différente de celle d’autres langues. C’est ce qui fait la richesse de la vie. Tuez les langues, et vous tuez ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine.
Comment donc aborder le langage pour qu’il témoigne de cette richesse ? En considérant d’abord qu’il ne fait pas l’objet d’une seule compétence mais de plusieurs : une compétence situationnelle, une compétence discursive, une compétence sémantique et une compétence linguistique.
La compétence situationnelle exige de tout sujet qui communique et interprète qu’il soit apte à construire son discours en fonction : de l’identité des partenaires de l’échange, l’identité de « qui parle, à qui ? » qui permet de comprendre quel est le rapport de force qui s’instaure entre les interlocuteurs : de la finalité de l’échange qui se définit à travers la réponse à la question implicite : « je suis là pour quoi dire ? », question qui oriente le sens de ce qui est dit ; du propos qui fait l’objet de l’échange, c’est-à-dire de la façon dont est structuré le « ce dont on parle » ; enfin, des circonstances matérielles de l’échange qui interviennent également dans la production et l’interprétation de l’échange langagier, soit par la situation locutive (dialogale ou monologale), soit par le support de transmission (radio, presse, télévision). La compétence situationnelle est donc ce qui détermine l’enjeu d’un acte de langage, ce qui est fondamental puisqu’il n’y a pas d’acte de langage sans enjeu.
La compétence discursive exige de tout sujet qui communique et interprète qu’il soit apte à manipuler ou à reconnaître les procédés de mise en scène discursive qui feront écho aux contraintes du cadre situationnel. Ceux-ci (qu’il ne faudra pas confondre avec les procédés proprement linguistiques), sont trois modes : le mode énonciatif qui permet d’identifier les interlocuteurs, d’après leur point de vue, leur rôle et la relation qui s’instaure entre eux ; le mode descriptif qui consiste en un savoir nommer et qualifier les êtres dont on parle, qu’il soient humains ou non ; le mode narratif qui consiste en un savoir décrire les actions des individus en relation avec leur désir et leur quête ; le mode argumentatif qui consiste en un savoir organiser les chaînes de causalité explicatives des événements, et les preuves du vrai, du faux.
La compétence sémantique repose sur la nécessité pour les interlocuteurs d’avoir certains savoirs en commun pour qu’il puisse s’entendre ? Elle exige donc que soient partagés un minimum de savoirs sur le monde : savoirs de connaissance qui correspondent à des perceptions et des définitions plus ou moins objectives du monde, savoirs de croyance qui correspondent aux systèmes de valeurs, plus ou moins normés, qui circulent dans un groupe social et qui alimentent les jugements de ses membres et témoignent en même temps de son positionnement vis-à-vis des valeurs.
La compétence linguistique exige de tout sujet qui communique et interprète qu’il soit apte à manipuler et reconnaître la forme des signes, leurs règles de combinaison et leur sens, sachant que ceux-ci sont employés pour exprimer une intention de communication, en relation avec les données du cadre situationnel et les contraintes de l’organisation discursive. Cette compétence permet de construire le texte, si l’on entend par texte, le résultat d’un acte de langage produit par un sujet donné dans une situation d’échange sociale donnée et ayant une forme particulière. Pour construire un texte, il faut donc une aptitude à ajuster la mise en forme de celui-ci à une intention, via les contraintes précédemment définies. Cette mise en forme se fait à trois niveaux : de la composition textuelle externe (le "paratextuel") et interne (l’organisation des parties), de la construction grammaticale et de l’emploi approprié des mots du lexique
Cette triple compétence constitue les conditions de la communication langagière. Et comme on trouve la composante identitaire dans chacune d’elle, on va examiner la mécanique psychologique et sociale qui préside à la construction de l’identité. Elle s’appuie sur les trois mêmes principes qui fondent tout acte de langage : un principe d’altérité qui implique le reconnaissance de l’existence d’un autre différents de moi, dont la différence fait prendre consciences de ma propre existence, ce qui définit le Je en fonction du Tu et réciproquement ; un principe d’influence qui meut le sujet vers l’autre, le Je vers le Tu afin que celui-ci entre dans l’univers de discours du Je ; un principe de régulation, car l’autre, le Tu a lui-même un projet d’influence, ce qui oblige Je et Tu à entrer dans un processus d’ajustement de leur projet respectif.
Ce n’est qu’en percevant l’autre comme différent que peut naître la conscience identitaire. La perception de la différence de l’autre constitue d’abord la preuve de sa propre identité : « il est différent de moi, donc je suis différent de lui, donc j’existe ». Il faudrait corriger légèrement Descartes et lui faire dire : « Je pense différemment, donc je suis ». Mais Descartes était peut-être trop tourné vers la raison et l’esprit pour voir l’autre.
La différence étant perçue, il se déclenche alors chez le sujet un double processus d’attirance et de rejet vis-à-vis de l’autre.
D’attirance, d’abord, car il y a une énigme à résoudre. On pourrait l’appeler l’énigme du Persan en pensant à Montesquieu : « Comment peut-on être différent de moi ? » Car découvrir qu’il existe du différent de soi, c’est se découvrir incomplet, imparfait, inachevé. Et qui peut supporter sans émoi cette incomplétude, cette imperfection, cet inachèvement ? D’où cette force souterraine qui nous meut vers la compréhension de l’autre ; non pas au sens moral, de l’acceptation de l’autre, mais au sens étymologique de la saisie de l’autre, de sa maîtrise, qui peut aller jusqu’à son absorption, sa prédation comme on dit en éthologie. Nous ne pouvons échapper à cette fascination de l’autre, à ce désir (« inessentiel » dirait Lacan) d’un autre soi-même.
De rejet ensuite, car cette différence représente une menace pour le sujet. Cette différence ferait-elle que l’autre m’est supérieur ? qu’il serait plus parfait ? qu’il aurait davantage de raison d’être que moi ? C’est pourquoi la perception de la différence s’accompagne généralement d’un jugement négatif. Il y va de la survie du sujet. C’est comme s’il n’était pas supportable d’accepter que d’autres valeurs, d’autres normes, d’autres habitudes que les siennes propres soient meilleures, ou, tout simplement, existent. Lorsque ce jugement se durcit et se généralise, il devient ce que l’on appelle traditionnellement un stéréotype, un cliché, un préjugé. Les stéréotypes sont une nécessité, Ils constituent d’abord une protection, une arme de défense contre la menace que représente l’autre dans sa différence, et, de surcroît, ils nous servent à étudier les imaginaires des groupes sociaux.
Ces jugements négatifs ont une conséquence fâcheuse : en jugeant l’autre négativement on protège son identité, on caricature celle de l’autre, et du même coup la sienne, et l’on se persuade que l’on a raison contre l’autre. C’est ainsi qu’au contact de l’étranger, on jugera celui-ci trop rationnel, froid ou agressif, persuadé que l’on est soi-même sensible, chaleureux, accueillant et respectueux de l’autre. Ou bien, à l’inverse, on jugera l’autre anarchique, extraverti, peu fiable, persuadé que l’on est soi-même rationnel, maître de soi, direct, franc, fiable [1]. Ainsi est-on amené à juger l’autre d’autant plus négativement que l’on est convaincu que nos normes de comportement et nos valeurs sont les seuls possibles.
On voit le paradoxe dans lequel se construit notre identité. Nous avons besoin de l’autre, de l’autre dans sa différence, pour prendre conscience de notre existence, mais en même temps nous nous en méfions, éprouvons le besoin soit de le rejeter, soit de le rendre semblable à nous pour éliminer cette différence.
Il n’est donc pas simple d’être soi, car être soi passe par l’existence et la conquête de l’autre. “Je est un autre” disait Rimbaud. Il faudrait préciser : « Je est un autre moi-même semblable et différent ». L’identité se construit sur un principe d’altérité qui met en rapport, dans des jeux subtils d’attirance et de rejet, le même et l’autre, lesquels s’auto-identifient de façon dialectique. Et cela se passe de manière identique pour les groupes qui tantôt se réfugient autour d’eux-mêmes, dans un mouvement de préservation et de défense de soi (force centripète), tantôt s’ouvrent aux influences extérieures, vont vers les autres ou les laissent venir à eux, les assimilent ou se laissent pénétrer par eux (force centrifuge). Lorsque ces mouvements se durcissent, ils engendrent des politiques ségrégationnistes ou au contraire intégrationnistes, comme on le voit à travers l’histoire, et encore aujourd’hui en différentes parties du monde.
A observer cette mécanique, on voit que l’identité est à la fois mouvante et fragmentaire. Pourtant, deux idées communnes persistent sur l’identité qui constituent autant d’obstacles à en prendre la véritable mesure : l’essentialisme, la quête de l’origine.
C’est au 18ème siècle que naît cette idée que la culture est comme une essence qui colle aux peuples, une essence qui est exprimée par les œuvres d’art ; de là que chaque peuple se caractérise par son génie. Plus rationnel, en France (c’est le siècle des Lumières et le triomphe de la raison sur la barbarie), plus irrationnel en Allemagne (c’est le siècle d’une philosophie anti-scientiste et le triomphe du romantisme).
Au XIXe siècle, cette idée est réactivée, tout en déplaçant le concept de culture du lieu de la connaissance et de l’inspiration qui produit les grandes œuvres, vers le lieu du comportement des hommes vivant en société : « L’ensemble des habitudes acquises par l’homme en société » (Tylor, 1871). Il n’en demeure pas moins que, si l’on accepte du même coup qu’il y ait plusieurs sociétés et donc plusieurs cultures, chaque groupe social est sa propre culture, dont il a hérité, contre laquelle il ne peut rien (fatalité), qui le surdétermine, et à laquelle il colle de façon substantielle. C’est l’époque de la délimitation des territoires, de l’homogénéisation des communautés à l’intérieur de ceux-ci, bref de la constitution des états nations : « un peuple, une langue, une nation ». C’est au nom de cette conception de l’identité culturelle comme essence nationale que se feront les guerres du siècle suivant.
Cependant, il est curieux de constater que c’est à cette même époque que l’on reconnaît que cette identité puisse perdre sa pureté originelle. C’est que devant les grands mouvements migratoires qui entraînent des déplacements et des mélangent de populations, force est de constater que certaines de celles-ci perdent leur culture d’origine et s’approprient en partie une nouvelle culture. D’où des processus d’acculturation qui justifient que, du même coup et par réaction, l’on parte à la recherche de sa culture originelle.
C’est à partir de ce dernier constat que le XXe siècle ira jusqu’à déclarer que la culture ne préexiste pas aux individus, que ce sont eux qui, vivant en groupes, créent un « enracinement social » (E. Durkheim et M. Mauss). A force d’échanges, et en essayant de réguler les rapports de force qui s’instaurent dans le groupe (l’interactionnisme symbolique de l’école de Chicago), les individus se dotent de traits qui les caractérisent en propre, mais en même temps créent de multiples sous-groupes à l’intérieur d’un groupe (ce sont les variantes culturelles dont a parlé Claude Lévi-Strauss).
D’où l’idée que l’identité culturelle est à la fois stable et mouvante. Elle peut évoluer dans le temps, mais en même temps elle se reconnaît dans de grandes aires civilisationnelles historiques (c’est ce que les anthropologues appellent l’hypothèse du "continuisme"). Ne dit-on pas que le XVI° siècle fut ibérique, le XVI° et XVIII° français, le XIX° anglo-germanique comme le XX° est américain ? mais qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce là encore une essence ?
Cette autre idée est née dans le prolongement de l’idée que l’identité culturelle était finalement une sorte de paradis perdu. Elle est particulièrement prégnante à notre époque, et peut-être est-ce une marque de notre modernité (XXIe siècle). Il fallait pour cela que les guerres s’éloignent dans des horizons de temps et d’espace lointains, que les grandes causes de luttes sociales s’effondrent, et que, du coup, les repères traditionnels disparaissant, les liens sociaux se distendent.
Alors, l’identité du groupe ne pouvant plus se construire dans l’action ni dans la perspective d’un « être ensemble contre un autre-ennemi », revient en mémoire un passé, une origine vers laquelle on se tourne avec nostalgie et que l’on désire récupérer. Cette origine se concrétise ici dans un territoire (la Corse), là dans une langue (la Corse, le Catalan, le Basque) ; ici dans la résurgence de coutumes anciennes, là dans une ethnie qui s’était mélangée et qu’il faut purifier (Serbie, Pays Basque) ; ou encore dans la relecture des valeurs religieuses (les intégrismes).
Dès lors, s’opère un mouvement de retour vers ces origines aussi bien de la part des individus que des groupes sociaux, avec une volonté plus ou moins affirmée (plus ou moins guerrière) de retrouver ce paradis perdu. Commence alors une quête du soi, au nom d’une recherche de l’authenticité : saisir son identité serait saisir l’authenticité de son être. Mais qu’est-ce que l’authenticité d’un individu ou d’un groupe ? Le retour à l’état de fœtus pour l’individu, d’origine de l’espèce pour le groupe ? La recherche de l’origine n’est-elle pas toujours un fantasme ?
Être soi, c’est d’abord se voir différent de l’autre, et s’il y a quête du sujet, c’est d’abord la quête de ne pas être l’autre. De même l’appartenance à un groupe, c’est d’abord la non-appartenance à un autre groupe, et la quête du groupe, en tant qu’entité collective, c’est également la quête du non-autre.
C’est donc une illusion de croire que notre identité repose sur une entité unique, homogène, une essence qui constituerait notre substrat d’être. L’identité n’est pas naturelle, elle est toujours le fait d’une construction. Et cette construction est la résultante de son propre regard et du regard de l’autre, mus que nous sommes par le désir d’être ce que n’est pas l’autre. Ce qui nous fait dire que « l’identité est une somme de différences ». C’est à l’épreuve de la différence que l’on découvre qui on est. Mais en même temps on voudrait que notre être soit repérable, percevable, définissable et absolu, car comment se sentir exister si ce n’est en se référant à un absolu. C’est là la contradiction qu’on ne résoudra jamais.
Alors, comment étudier l’identité ? En considérant l’individu, non pas comme une essence a priori, mais comme un ensemble de traits identitaires plus ou moins stables, plus ou moins mouvants qui participent tous des imaginaires qui circulent à l’intérieur des groupes sociaux.
Les rencontres de soi avec l’autre se réalisent à travers les actions que les individus accomplissent en vivant en société, mais également à travers les jugements qu’ils portent sur le bien fondé de ces actions, de soi et des autres, autrement dit à travers leurs « représentations ». Ces représentations témoignent des imaginaires collectifs qui témoignent des valeurs que les individus se donnent en partage, dans lesquelles ils se reconnaissent et qui constituent leur mémoire identitaire. Il convient donc d’étudier ces imaginaires pour prendre la mesure des identités collectives, car ils représentent ce au nom de quoi celles-ci se construisent. Des imaginaires, il y en a de nombreux, et leur étude est un vaste chantier qui devrait être au centre des sciences humaines et sociales, dans les décennies à venir. Je n’en évoquerai que quelques-uns, m’arrêterai plus particulièrement sur l’un d’entre eux, l’imaginaire de la langue.
Il y a les imaginaires se rapportant à l’« espace », imaginaires qui témoignent de la façon dont les individus d’un groupe social se représentent leur territoire, s’y meuvent, le structurent en y déterminant des points de repère et s’y orientent. Dans quelle mesure, à l’inverse, l’extension du territoire, son relief, son climat influent sur les comportements et les représentations des individus y vivant.
Il y a les imaginaires se rapportant au « temps » qui témoignent de la façon dont les individus se représentent les rapports entre le passé, le présent et le futur, l’extension de chacun de ces moments. Il y a des peuples pour lesquels le temps est rationalisé de telle sorte que celui-ci est découpé en fonction d’activités précises. Il y en a d’autres qui le rationalisent autrement, ou disent qu’ils ne le rationalisent pas. Il y en a qui découpent le temps et d’autres qui le traversent. Et puis l’imaginaire du temps a aussi des incidences sur la place symbolique qu’occupent, dans une société, les âges et les générations, le passé et le futur.
Il y a les imaginaires se rapportant au « corps » qui témoignent de la façon dont les individus se représentent la place que celui-ci prend dans l’espace social. Comment les corps bougent ? Est-ce que les corps peuvent être en contact hors d’une situation d’intimité, comme dans certaines sociétés (Brésil), ou restent-ils à distance (USA) ? Est-ce que le corps est montrable dans sa nudité et quelles parties peuvent l’être ? Est-ce qu’il est soigné, entretenu et qu’est-ce qui fait qu’on le juge propre ou sale, en relation avec les apparences (bijoux, vêtements) et les odeurs. Quels sont les tabous (gestuels) qui s’y attachent.
Il y a aussi les imaginaires se rapportant aux « relations sociales » qui témoignent de la façon dont les individus se représentent ce que doivent être leurs comportements en société et qui engendrent ce que l’on appelle des rituels sociaux. Rituels de salutations, d’excuses et de politesse, mais aussi les rituels d’injures et d’insultes, et enfin d’humour, d’ironie, de dérision (quand, avec qui, sur quoi peut-on faire de l’humour ?). Est-ce que toutes les catégories sociales (femmes, enfants, vieillards, etc.) ont le même droit à la parole, et est-ce qu’elles peuvent l’exercer de la même façon ?
Il y a également les imaginaires se rapportant au « lignage », la façon dont les individus se représentent leur hérédité et leurs héritages historiques qui témoignent de la valeur symbolique qu’ils attribuent à leurs filiations. Une filiation de droit du sang qui instaurerait des sociétés fondées sur la ségrégation, c’est-à-dire dans lesquelles l’autre est accepté dans son appartenance identitaire, à condition que celle-ci n’excède pas le groupe qui en constitue l’origine. D’où une organisation sociale en groupes, clubs, voire ghettos, et en quotas de représentation sociale (âge, sexe, ethnie, etc.) dans les institutions. Une filiation de droit du sol qui instaurerait des sociétés fondées sur l’intégration, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles l’autre doit être re-identifié selon les valeurs de la cité (la République) ou du sol (la Nation). D’où une organisation sociale centralisée autour de machines intégratives comme le système éducatif, l’armée, les loisirs, etc. [2]. Une filiation encore plus complexe, quand on a affaire à des sociétés qui se sont constituées par vagues d’immigration, et dans lesquelles se superpose à ces deux imagianires, l’imaginaire du droit à et par la réussite.
Il y a, enfin, les imaginaires se rapportant à la « langue » qui témoignent de la façon dont les individus se voient eux-mêmes en tant qu’appartenant à une même communauté linguistique. Cette représentation est assez largement partagée dans différentes cultures. Elle dit que les individus s’identifient à une collectivité unique, grâce au miroir d’une langue commune que chacun tendrait à l’autre et dans laquelle tous se reconnaîtraient. C’est une idée qui remonte au temps où les langues commencent à être codifiées sous forme de dictionnaires et surtout de grammaires.
En Europe, au Moyen âge, commencent à fleurir des grammaires (1492). Au XIXe siècle, on sait que la formule « une langue, un peuple, une nation » a contribué à la délimitation de territoires nationaux et, en même temps, au déclenchement de conflits pour la défense ou l’appropriation de ces territoires, dont l’enjeu était la création d’une "conscience nationale". Cette idée a été défendue avec plus ou moins de vigueur par les nations, selon qu’elles ont réussi à intégrer et homogénéiser les différences et les spécificités linguistiques locales et régionales (comme en France), où qu’elles se sont heurtées à une résistance, créant une situation linguistique fragmentée (comme en Espagne, ou en Grande-Bretagne).
Cet imaginaire de l’identité linguistique est entretenu par deux discours : la langue d’un peuple, c’est son génie ; ce génie perdure à travers l’histoire. Il est clair que la langue est nécessaire à la constitution d’une identité collective, qu’elle garantit la cohésion sociale d’une communauté et qu’elle en constitue d’autant plus le ciment qu’elle s’affiche. C’est par elle que se fait l’intégration sociale et c’est par elle que se forge la symbolique identitaire. Il est également clair que la langue nous rend comptables du passé, crée une solidarité avec celui-ci, fait que notre identité est pétrie d’histoire et que, de ce fait, nous avons toujours quelque chose à voir avec notre propre filiation aussi lointaine fût-elle.
Pourtant, on peut se demander si c’est la langue qui a un rôle identitaire ou le discours, c’est-à-dire le processus qui la met en œuvre, son énonciation. Contre une idée bien répandue, il faut dissocier langue et culture, et associer discours et culture. Si langue et culture coïncidaient, les cultures française, québécoise, belge, suisse, voire africaine, maghrébine (à une certaine époque) seraient identiques, sous prétexte qu’il y a communauté linguistique. Et il en serait de même pour les cultures brésiliennes et portugaise d’une part, et pour les différentes cultures des pays de langue espagnole ou anglaise en Amérique et en Europe.
Ce ne sont pas tant les mots dans leur morphologie ni les règles de syntaxe qui sont porteurs de culturel, mais les manières de parler de chaque communauté, les façons d’employer les mots, les manières de raisonner, de raconter, d’argumenter pour blaguer, pour expliquer, pour persuader, pour séduire qui le sont. Il faut distinguer la pensée en français, en espagnol, en portugais ou en arabe de la pensée française, espagnole, argentine, mexicaine, portugaise, brésilienne ou arabe. On peut exprimer une forme de pensée construite dans sa langue d’origine à travers une autre langue, même si celle-ci a, en retour, quelque influence sur cette pensée. A l’inverse, une langue peut véhiculer des formes de pensée différentes. Tous les écrivains qui se sont exprimés directement dans une langue qui n’est pas leur langue maternelle en sont la preuve vivante (maghrébin, polonais, hongrois, latinos).
C’est que la pensée s’informe dans du discours, et le discours, c’est la langue mise en scène socialement, selon les habitudes culturelles du groupe auquel appartient celui qui parle. La grande question est : est-ce qu’on change de culture quand on change de langue ? Et que se passe-t-il lorsque sur un même territoire coexistent plusieurs parlers ? Qu’est-ce qui domine, des communautés de discours avec des langues différentes ou une communauté de langue avec des discours différents ? Il est d’autant plus difficile de répondre à ces questions, que, parfois, dans certaines circonstances historiques, l’identité linguistique en tant que langue se fond avec une identité ethnique, sociale ou nationale. Cela se produit chaque fois qu’une communauté se sent menacée (comme au Québec), ou veut reprendre une identité perdue (comme dans les pays ou régions qui ont connu une colonisation culturelle ou politique).
On pourrait encore chercher des traces dans d’autres domaines comme ceux des « sentiment » (le langage amoureux, le langage des parents vis-à-vis des enfants, le langage entre amis, entre hommes et femmes), de la « rationalité », de « la souveraineté politique », etc., mais la liste serait trop longue. J’ai simplement voulu lancer quelques pistes.
C’est au nom de ces imaginaires que se créent divers communautarismes : d’états nations, de territoires, de groupes, d’ethnies, de doctrines laïques ou religieuses. Mais le communautarisme renferme des pièges : celui d’enfermement des individus dans des catégories, dans des essences communautaires, qui ne les fait agir et penser qu’en fonction des étiquettes qu’ils portent sur le front ; celui de double exclusion, de soi vis-à-vis des autres et des autres vis-à-vis de soi, qui parfois les fait déclamer des slogans de « mort à l’autre » ; celui d’autosatisfaction qui consiste à se complaire dans sa propre revendication et à ne plus voir comment est le reste du monde, revendications qui ne peuvent qu’exacerber les tensions entre communautés opposées. C’est là l’origine des conflits pour le marquage d’une différence et l’appropriation d’un territoire, comme on le voit dans les Balkans, au Moyen-Orient ou en Espagne.
A l’inverse, l’imaginaire de la puissance, de l’efficace, voire de la justice (étendre l’égalité au plus grand nombre), conduit à des désirs d’extension, d’expansion et de rassemblement du plus grand nombre qui ne peut aboutir qu’à une homogénéisation uniformisante des peuples. Devant ces tendances au communautarisme étroit ou au mondialisme de l’anonymat, il est préférable de défendre l’idée qu’une société se compose de multiples communautés qui s’entrecroisent sur un même territoire, ou se reconnaissent à distance (les diasporas). Toutes nos sociétés, y compris les européennes, sont composites et tendent à le devenir de plus en plus : mouvements complexes d’immigrations et d’intégrations d’un côté, multiplication du communautarisme (sectes, associations) de l’autre.
Il faut défendre l’idée que l’identité culturelle est le résultat complexe de la combinaison : entre « continuisme » des cultures à travers l’histoire et « différencialisme » du fait des rencontres, des conflits et des ruptures ; entre tendance à l’« universalisme » des valeurs et la tendance à la « spécificité » de celles-ci ; entre tendance à l’« hybridation » des formes de vie, de pensée et de création, et tendance à l’« homogénéisation » des représentations à des fins de survie identitaire : « C’est au cœur de la métamorphose et de la précarité que se loge la véritable continuité des choses » dit l’anthropologue S.Gruzinski [3]
Entre ces tensions, il faut réhabiliter la place du sujet. “Le sujet doit entrer en résistance” dit le sociologue A. Touraine. Il y a plusieurs façons d’entrer en résistance. On peut manifester, comme à Seattle ou lors du sommet pour l’environnement qui eut lieu à Rio. Mais il en est une autre qui est de notre responsabilité à nous, enseignants : former, éduquer les esprits pour donner des armes qui permettent d’analyser les événements sociaux et rendent les générations à venir plus conscientes des enjeux de la vie sociale. L’enseignement, et particulièrement celui des langues, devrait être l’occasion d’inculquer cette complexité identitaire, L’occasion de découvrir « l’autre pour soi », d’apprendre que « être-soi » se fait à travers un « être-autre ».