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Les stéréotypes, c’est bien. Les imaginaires, c’est mieux

in Boyer H. (dir.), Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène, L’Harmattan, 2007

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Il n’est peut-être pas très convenable, dans un colloque portant sur les stéréotypes, de commencer par se débarrasser de cette notion. Mais après tant d’écrits qui lui ont été consacrés —sans que jamais elle ne soit remise en cause [1]—, il convient de se demander si c’est une notion avec laquelle on peut travailler dans le cadre des sciences humaines et sociales, et plus particulièrement en analyse du discours.

Qu’est-ce qu’on observe ? D’abord, qu’il y a une prolifération de termes couvrant le même champ sémantique : « clichés », « poncifs », « lieux communs », « idées reçues », « préjugés », « stéréotypes », « lieu commun », pour n’en citer que quelques uns. Car il en est d’autres comme l’expression « pont aux ânes » entendu récemment dans une émission de radio. On ne sait trop quelles distinctions établir, et d’ailleurs la plupart d’entre eux sont interchangeables.

Ces termes ont un certain nombre de traits sémantiques en commun, car ce qu’ils recouvrent réfère à ce qui est dit de façon répétitive et qui, de ce fait, finit par se figer (récurrence et fixité), et décrit une caractérisation jugée simplificatrice et généralisante (simplification). D’autre part, ces termes circulent dans les groupes sociaux, et ce qu’ils désignent est donné en partage à leurs membres jouant ainsi un rôle de lien social (fonction identitaire) ; mais en même temps, lorsqu’un de ces termes est employé, c’est pour rejeter la caractérisation qu’ils décrivent au motif qu’elle serait fausse, trop simpliste ou trop généralisante (jugement négatif) ; certains insistent davantage sur l’un ou l’autre de ces aspects : de fausse vérité (« idées reçues »), de non-vérification (« préjugés »), de banalité (« lieu commun »), mais tous sont porteurs du trait de soupçon, quant à la vérité de ce qui est dit.

C’est la présence de ce soupçon qui rend difficile la récupération de la notion de stéréotype pour en faire un concept. D’abord parce que cela signale que cette notion est dépendante du jugement d’un sujet, et que ce jugement en étant négatif occulte la possibilité que ce qui est dit renferme malgré tout une part de vérité. Ce masquage est encore plus patent lorsque la caractérisation concerne des individus ou des groupes humains : dire que les intellectuels n’aiment pas le contact des corps est peut-être un stéréotype propre aux sportifs, mais cela ne veut pas dire qu’il soit complètement faux ; il en va de même des jugements que les hommes portent sur les femmes et de ceux que les femmes portent sur les hommes, de ceux que les citoyens portent sur les politiques et réciproquement. Autrement dit, il faut accorder au stéréotype la possibilité de dire quelque chose de faux et vrai, à la fois. Tout jugement sur l’autre est en même temps révélateur de soi : il dit peut-être quelque chose de déviant sur l’autre (réfraction [2]), mais il dit en même temps quelque chose de vrai sur celui qui porte ce jugement (réflexion). Dire que les Français sont cartésiens, n’est évidemment pas vrai dans l’absolu, mais, d’une part, cela peut avoir une part de vérité, et surtout, cela est révélateur de celui qui le dit, lequel se considère non cartésien ou prend ses distances vis-à-vis de cette caractérisation.

Il y a donc une ambiguïté quant à l’usage que l’on fait de cette notion, y compris dans les écrits savants qui lui sont consacrés : d’un côté, on défend l’idée que le stéréotype a une fonction nécessaire d’établissement du lien social, l’apprentissage social se faisant à l’aide d’idées communes répétitives comme garantes des normes du jugement social, d’un autre, on rejette le stéréotype car il déformerait ou masquerait la réalité. Bien difficile, dans ces conditions de retenir cette notion comme centrale dans l’analyse des discours sociaux, sauf à la repérer comme caractéristique de certains faits de discours révélateurs de tel ou tel sujet, dans tel ou tel contexte situationnel [3].

Qu’est-ce qui est en cause ?

Essentiellement deux choses : la façon dont on conçoit le rapport du langage à la réalité ; la place que l’on accorde au phénomène des représentations sociales.

Langage, « réel » et « réalité »

La notion de « réel » a longtemps été confondue avec celle de « réalité ». Soit que, dans l’ordre du monde empirique, elle renvoie aux objets ou événements du monde phénoménal extérieurs à l’homme : le réel, ou la réalité, s’oppose alors à l’apparence sensible des choses (Platon), et désigne le donné authentique d’un monde physique qui existe indépendamment de l’homme et s’impose à lui. Soit que, considérée dans l’ordre de la pensée, la réalité, ou le réel, est vue comme un objet défini, logique, permanent et autonome, désignant une vérité solide, un donné explicatif sur le monde comme loi qui s’impose à l’homme, une sorte de « principe de réalité ».

Pourtant, il convient de distinguer réel de réalité, et c’est l’hypothèse sur le signe linguistique, dans la filiation de Saussure et Benveniste qui nous y aidera. On sait que le signe, avec sa double face signifiant/signifié, se caractérise par une triple dimension : référentielle (il renvoie à quelque chose du monde), symbolique (il construit du sens à partir de ce monde), contextuelle (il prend sens dans une large combinatoire textuelle). Il résulte de cette définition que le signifié n’est pas la réalité elle-même, mais une construction signifiante de la réalité. C’est cette construction de sens qu’on appellera le réel signifiant du monde : si le mot « arbre » renvoie à une réalité empirique du monde, il construit à travers telle langue, dans tel contexte culturel, le concept arbre, comme dirait Saussure, c’est-à-dire le réel signifiant arbre dans la langue française.

En généralisant le propos, on peut donc dire que « la réalité » correspond au monde empirique à travers sa phénoménalité, comme lieu a-signifiant (et encore a-signifié) s’imposant à l’homme dans son état brut en attendant d’être signifié. Par opposition, « le réel » réfère au monde tel qu’il est construit, structuré, par l’activité signifiante de l’homme à travers l’exercice du langage en ses diverses opérations de nomination des êtres du monde, de caractérisation de leurs propriétés, de description de leurs actions dans le temps et dans l’espace et d’explication de la causalité des ces actions [4]. Le réel est donc lié à l’activité de rationalisation de l’homme, ce qui rejoint peut-être la proposition de Hegel : « Ce qui est rationnel est réel, ce qui est réel est rationnel », mais évidemment, en ajoutant que ce rationnel est lui-même empreint de d’affect et d’émotionnel. La réalité a toujours besoin d’être « formatée » pour devenir réel, et ce travail de formatage se fait par le biais de la raison qui, elle-même, se fait par le biais du langage : le réel a besoin de renvoyer à une raison, dit encore Baudrillard, une rationalité qui construit des oppositions. Dès lors, on peut considérer que le discours construit toujours du réel, et que le jugement de vérité ou de fausseté n’a pas lieu d’être ici ; un tel jugement ne peut être qu’un acte de langage venant se superposer à l’acte de discours construisant du réel. Le stéréotype n’a pas ici de raison d’être.

Les représentations sociales comme mécanique de construction du réel

Bien des écrits ayant été consacrés à cette notion, aussi bien dans la psychologie sociale dont elle est issue que dans des analyses de discours ou sociolinguistiques, on rappellera rapidement son émergence. Elle apparaît chez Durkheim sous la dénomination de « représentations collectives », dénomination contestée par Moscovici parce que le terme de collectif renvoie davantage à un groupe fermé sur lui-même, à des opinions collectives intra-communautaires. Moscovici propose alors l’expression « représentations sociales », plus générique qui inclut les représentations collectives sans préjuger du degré de généralisation de la notion, parce qu’il s’agit de définir une notion qui explique et justifie, les pratiques sociales, leurs normes et leurs règles.

C’est comme si l’individu ne pouvant se contenter d’agir, il lui fallait se donner une raison d’agir, des motifs et des finalités qui lui permettent de porter des jugements sur le bien fondé de ses actions ; il doit donc se les représenter en interaction avec les autres du langage, et, en se les représentant, il se fait exister et invente la société qui l’invente dans le même temps [5]. Les représentations sociales sont par voie de conséquence un mode de connaissance du monde socialement partagé.

On n’entrera pas ici dans le détail de cette notion telle qu’elle est développée par la psychologie sociale qui pour les besoins de sa conceptualisation distingue les notions de « représentation », d’« opinion », d’« attitude », de « système central » et « système périphérique » [6], mais on rappellera également que Sperber et Wilson, dans leur théorie de la pertinence parlent de « représentations partagées », notion fondatrice de l’activité de langage qui repose sur l’idée d’adhésion des membres d’un groupe à des valeurs communes qui feraient consensus pour qu’ils puissent communiquer, idée fortement discutée par certains psychosociologues [7].

Ce qui importe ici, c’est-à-dire dans le cadre d’une analyse du discours, est de voir dans quelle mesure un concept né et développé dans une autre discipline peut être réutilisé et redéfinit dans une discipline autre [8]. Pour ma part, je reprendrai donc cette notion en la définissant, non pas comme un concept, mais comme un mécanisme de construction du sens qui façonne, formate la réalité en réel signifiant, engendrant des formes de connaissance de la « réalité sociale ». Dans cette perspective, les représentations sociales ne sont pas un sous-ensemble des imaginaires ou des idéologies comme d’autres le proposent [9], mais une mécanique d’engendrement des savoirs et des imaginaires, ce que nous allons voir par la suite [10].

Proposition : une définition discursive des imaginaires

Le terme d’imaginaire fait aussi problème, non seulement en raison des sens qu’il prend dans l’usage courant mais également de par la façon dont il est employé dans certaines disciplines.

La notion d’imaginaire

Dans l’usage courant le terme d’imaginaire est employé dans le sens de ce « qui n’existe que dans l’imagination, qui est sans réalité », comme le dit le dictionnaire Robert (1990). Et ce sens est tantôt tiré vers une pure invention de l’esprit qui décrit quelque chose qui n’a pas de correspondant dans la réalité et qui donc n’est pas vrai. Dans ce cas, on lui donne comme synonymes les termes de mythe, légende, fiction, et bien souvent il est porteur d’un jugement négatif comme dans « C’est un malade imaginaire ». Tantôt le sens de base est tiré vers une construction idéalisée, ayant parfois le sens d’illusion mais non nécessairement négatif : « un monde imaginaire » qui peut être une utopie ou un rêve non réalisable.

Dans le milieu artistique et littéraire, imaginaire est employé pour qualifier l’activité artistique dans son fondement, sans connotation péjorative car il est admis que la fonction de l’artiste est de proposer une vision d’un monde autre, dont on accepte qu’il ne correspond pas à celui de la réalité, mais qui peut être préfigurateur, annonciateur d’un prochain monde réel : « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » (André Breton). Tout artiste est un visionnaire.

Mais dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, mise à part l’anthropologie à laquelle on empruntera une partie de la définition, l’emploi n’est pas toujours très clair. En histoire, par exemple, on entend dire parfois que cette discipline a vocation à rétablir la vérité contre l’imaginaire, les fantasmes et les stéréotypes [11]. Ce sens, finalement péjoratif au regard de certaines disciplines est peut-être un reste de la pensée du 18° siècle qui distinguait une culture savante et une culture populaire fortement influencée par les histoires de diable et de sorcellerie.

Il semble donc que l’on se trouve dans le même cas que le stéréotype, et donc il faudrait rejeter cette notion pour les mêmes raisons. Mais ici, on peut s’en sortir par le biais de l’emploi de ce terme comme substantif, car c’est dans son emploi adjectival qu’il prend ces valeurs d’invention hors de la réalité. En revanche, dans son emploi substantif, il recouvre une notion qui s’inscrit dans une tradition philosophique et psychologique pour être finalement récupérée et reconceptualisée par l’anthropologie sociale.

En simplifiant, disons que l’émergence de cette notion se fait en trois temps. Dans la pensée classique, l’imagination était considérée comme fantasia ; elle était du côté de la folie (« la folle du logis ») qui s’opposait alors à la raison, seule capable de gérer le face à face entre l’Homme et le Monde. Pensée classique qui se poursuit jusqu’au dix-huitième siècle. Deuxième grand moment, avec Freud et l’affirmation de l’existence d’une double conscience chez l’homme, double conscience qui se croise avec la dualité d’un « soi individuel » et d’un « soi collectif ». Dans la seconde topique (« Ça/Moi/Surmoi »), Freud place l’Imaginaire du côté du « Surmoi », le « Ça » étant de l’ordre du Symbolique. Sur la lancée, Jung développe son idée d’« archétypes » comme ensemble de thèmes récurrents construisant des imaginaires personnels reposant sur un fond commun d’inconscient collectif. Parallèlement, Bachelard (ils sont contemporains à un an près) oppose la « conceptualisation », activité rationalisante produisant la science, et la « rêverie », activité créatrice produisant une vison poétique du monde ; mais ces deux activités sont liées en ce qu’elles sont à l’origine des principes organisateurs des conduites humaines. Le troisième grand moment est marqué par l’anthropologie qui considère les rituels sociaux, les mythes et les légendes comme des discours qui témoignent de l’organisation des sociétés humaines. C’est dans cette lignée que je me placerai pour redéfinir la notion d’imaginaire dans le cadre de l’analyse de discours.

Les imaginaires socio-discursifs

L’imaginaire est un mode d’appréhension du monde qui naît dans la mécanique des représentations sociales, laquelle, on l’a dit, construit de la signification sur les objets du monde, les phénomènes qui s’y produisent, les êtres humains et leurs comportements, transformant la réalité en réel signifiant. Il résulte d’un processus de symbolisation du monde d’ordre affectivo-rationnel à travers l’intersubjectivité des relations humaines, et se dépose dans la mémoire collective. Ainsi, l’imaginaire a une double fonction de création de valeurs et de justification de l’action. Par exemple, l’imaginaire de la Modernité crée tantôt des valeurs négatives, lorsque, opposé à celui de la Tradition, il stigmatise la perte du poids de l’histoire, de l’héritage du passé et des bienfaits de la filiation, tantôt des valeurs positives, lorsque, liée au Progrès, il se définit comme un défi permanent aux lois de la nature et un accroissement du bien-être social à travers les avancées technologiques.

Cet imaginaire peut être qualifié de social dans la mesure où cette activité de symbolisation représentationnelle du monde se fait dans un domaine de pratique sociale (artistique, politique, juridique, religieux, éducatif, etc.) déterminé, afin, comme le propose Castoriadis, de rendre cohérent le rapport entre l’ordre social et les conduites, et de cimenter le lien social à l’aide des appareils de régulation que sont les institutions. Mais il faut ajouter que l’imaginaire social est à dimension variable, du fait de la plus ou moins grande extension du groupe, du jeu de comparaison possible entre groupes, et de la mémoire collective du groupe qui se construit à travers l’histoire. Ainsi peut-on parler d’un imaginaire personnel, comme dans le cas de la perception de la mort ; celle-ci sera jugée et ressentie différemment selon qu’elle s’inscrit dans l’histoire intime de l’individu (la mort d’un parent ou d’un proche [12]), qu’elle touche un sentiment d’appartenance communautaire (mort d’Israéliens pour des Israéliens, mort de Palestiniens pour des Palestiniens) ou une valeur considérée comme une évidence morale universellement partagée (la mort d’innocents, particulièrement s’il s’agit d’enfants). Mais il y a aussi des imaginaires plus proprement collectifs qui varient selon la nature du groupe. Par exemple, chacune des questions qui ont été discutées au parlement français, la loi dite Taubira tendant à faire reconnaître l’esclavagisme crime contre l’humanité, et l’amendement (ensuite retiré par Jacques Chirac) tendant à faire reconnaître les aspects positifs de la colonisation française, participe d’imaginaires différents. La première se réclame d’un imaginaire de « souveraineté populaire » qui affirme l’égalité des citoyens devant la loi et donc condamne tout discrimination d’une partie de la citoyenneté ; le second se réclame d’un imaginaire d’« excellence de la culture » qui justifierait toute action éducative auprès d’un peuple jugé étranger aux valeurs qu’on veut lui inculquer. Et remarquons que l’un comme l’autre de ces imaginaires se soutient d’une croyance en sa valeur universelle. C’est ce qui explique l’émergence de conflits, comme celui qui éclata à la suite de la publication de caricatures mettant en scène le prophète Mahomet, déclenchant une polémique qui mettait en évidence un antagonisme entre Orient et Occident quant à ce que peut être l’imaginaire du « sacré » dans l’une et l’autre culture.

Enfin, cet imaginaire peut être qualifié de socio-discursif dans la mesure où on fait l’hypothèse que le symptôme d’un imaginaire est la parole. En effet, celui-ci résulte de l’activité de représentation qui construit des univers de pensée, lieux d’institution de vérités, et cette construction se fait par le biais de la sédimentation de discours narratifs et argumentatifs proposant une description et une explication des phénomènes du monde et des comportements humains. Il se construit ainsi des systèmes de pensée cohérents à partir de types de savoir qui sont investis, tantôt, de pathos (le savoir comme affect), d’ethos (la savoir comme image de soi), de logos (le savoir comme argument rationnel). Ainsi, les imaginaires sont engendrés par les discours qui circulent dans les groupes sociaux, s’organisant en systèmes de pensée cohérents créateur de valeurs, jouant le rôle de justification de l’action sociale et se déposant dans la mémoire collective.

Mais à cela, il faut ajouter que ces discours créateurs d’imaginaires se produisent, comme on l’a déjà dit, dans un domaine de pratique sociale déterminé qui joue un rôle de filtre axiologique. Cela permet de comprendre qu’un même imaginaire puisse recevoir une valeur positive ou négative selon le domaine de pratique dans lequel il s’inscrit. Ainsi, l’imaginaire de Tradition sera marqué de façon positive dans le domaine de pratique religieux et parfois dans le politique, alors qu’il sera marqué négativement dans les domaines économique et technologique. Évidemment, il s’agit ici de la valeur intrinsèque accordée à l’imaginaire et non point de la façon dont il est utilisé. L’imaginaire du « droit à la liberté » a pu justifier des engagements dans la résistance durant la deuxième guerre mondiale, mais c’est l’imaginaire de « pureté du peuple » qui a été source dans l’histoire d’exactions, de massacres et de génocides.

Illustrons cela par deux exemples. Les oiseaux, d’abord, qui sont perçus à travers divers imaginaires dont les symptômes sont les discours produits à leur égard soit pour les décrire, soit pour les qualifier soit en imaginant leurs intentions : imaginaire de « mort ou de menace » lorsqu’ils sont noirs [13] (corbeaux) ou lorsqu’ils se précipitent sur de la chaire fraîche (les charognards) ; imaginaire d’« amour » (les cailles) ou de « fidélité » (les inséparables) mais aussi de « luxure » ou de « perversité » (les perdrix), lorsqu’ils ne se laissent pas attraper et jouent à tromper celui qui veut les attraper [14] ; imaginaire de « vigilance » et d’« intelligence » comme les oies du Capitoles qui évitèrent le massacre de la population de Rome, mais sans oublier que les oies appartiennent également à l’imaginaire de la « bêtise » ou de la « naïveté » (bête comme une oie/oie blanche). Autre exemple : le corps. Le médecin, en l’examinant, le tâtant, le palpant, produit un discours qui en fait un lieu d’apparition de symptômes : c’est l’imaginaire médical de la « trace » ou de l’« indicialité » comme recherche d’une signification cachée sous la manifestation d’un signe. Mais le biologiste considère le corps à travers un imaginaire « tissulaire » et « cellulaire », et le psychanalyste le considère comme lieu de « somatisation ».

La structuration des imaginaires

En résumant l’ensemble des propos précédents, on dira que la mécanique des représentations sociales engendrent, à travers la production de discours, des savoirs qui se structurent en savoirs de connaissance et savoirs de croyance, lesquels se configurent à leur tour en types de savoirs. C’est à partir de ces types de savoirs, et toujours par la biais de la production discursive que s’organisent des systèmes de pensée selon des principes de cohérence qui en font des théories, des doctrines ou des opinions (Voir la figure jointe). Ayant déjà exposé cette question dans d’autres écrits [15], j’en reprendrai une partie en apportant quelques précisions supplémentaires.

Les savoirs de connaissance.

Les savoirs de connaissance tendent à établir une vérité sur les phénomènes du monde. Une vérité qui existe en dehors de la subjectivité du sujet, du moins qui a été installée dans un extérieur à l’homme (hors sujet). Cette vérité porte sur l’existence des faits du monde et l’explication des phénomènes qui sont placés devant l’homme et mis à sa considération, dans un rapport objectivant et énoncés sous la forme d’un « il-vrai », de la part d’un sujet de l’énonciation qui se veut neutre, sans jugement, dépourvu de toute subjectivité, un énonciateur abstrait, impersonnel, pouvant s’appeler « la science » ou « l’ordre des choses », dont le garant est la possibilité de vérification des propos tenus et donc du savoir. Le discours ainsi produit n’est point discutable parce qu’il s’impose dans sa vérité objective.

Ce processus de construction du savoir de connaissance donne lieu à deux types de savoirs : savoir savant et savoir d’expérience.

La savoir savant construit des explications sur le monde qui valent pour connaissance du monde tel qu’il est et fonctionne. On est dans l’ordre de la raison savante qui s’appuie sur des procédures d’observation, d’expérimentation et de calcul, lesquelles utilisent des instruments de visualisation du monde (microscope) ou d’opérations (informatique), et dont la garantie objectivante est que ces procédures et ces instruments peuvent être suivies et utilisés par toute autre personne ayant même compétence. On est ici dans l’ordre du prouvé. Personne n’a jamais vu la terre tourner autour du soleil. Pourtant on en a la connaissance parce qu’on nous la fait connaître comme savoir savant prouvé de façon indiscutable.

Peuvent être rattachées au savoir savant ce que l’on appelle les théories. Les théories se caractérisent par une forme de discours qui est à la fois fermée et ouverte. Fermée autour d’un noyau de certitudes constitué par un ensemble de propositions ayant valeur de postulats, de principes ou d’axiomes, dont dépendent les concepts, les modes de raisonnement et l’appareillage méthodologique. Ouverte dans la mesure où cette forme de discours se trouve dans un processus de réfutation/intégration de propositions contraires ou de résultats contradictoires. Autrement dit, les théories sont obligées d’accepter la confrontation à l’empirie et à la critique. Mais dans le temps où la théorie s’énonce comme telle, elle a la force de vérité d’un discours démonstratif, celui, par exemple, des lois de la gravitation.

Le savoir d’expérience, lui, construit également des explications sur le monde qui valent pour la connaissance du monde, mais sans aucune garantie de probation : pas de procédures particulières, pas d’instrumentation. En revanche, tout individu peut se prévaloir d’un savoir d’expérience dès qu’il l’a éprouvé et qu’il peut supposer que toute autre individu dans la même situation éprouvera la même chose : si je lâche un objet que je tiens dans la main, je ferai l’expérience qu’il tombera à tous les coups, et je supposerai que toute autre personne en mes lieu et place fera la même expérience. On est ici dans le domaine de l’éprouvé et de l’expérience universellement partagée, et je n’ai pas besoin, pour cela, de savoir savant : je n’ai pas besoin de connaître les lois de la gravitation pour savoir que si je lâche un objet, il tombera. Il n’empêche que je tiendrai ce savoir d’expérience pour connaissance du monde tel qu’il est.

Seront donc rattachés à ce savoir d’expérience les savoirs empiriques sur le monde qui sont soutenus par un discours de causalité naturelle, quitte à ce que celui-ci contredise le savoir savant : on continue de dire que le soleil se lève et se couche (savoir d’expérience), alors que l’on sait que c’est la terre qui tourne et non le soleil (savoir savant). Ce sont là deux formes de savoir de connaissance, car toutes les deux tiennent ce qui est dit pour ce qu’est le monde (n’oublions pas que l’on se trouve ici dans le domaine des représentations socio-discursives).

Les savoirs de croyance.

Les savoirs de croyance ne portent pas sur la connaissance du monde au sens que nous venons de lui donner mais sur des évaluations, des appréciations, des jugements à propos des phénomènes, des événements et des êtres du monde, leur pensée et leur comportement. La connaissance, comme on vient de le voir, procède d’un mode de description ou d’explication centré sur le monde, indépendamment du point de vue du sujet ; la croyance procède du regard que le sujet porte sur le bien fondé des événements et des actions de l’homme. Ici, il ne s’agit pas d’avoir un point de vue sur la terre qui tourne puisque c’est une explication qui m’est donnée par un savoir savant indiscutable ; il s’agit de savoir si, par exemple, il est préférable de travailler au soleil levant ou au soleil couchant, s’il est bon, mauvais, raisonnable ou fou de conduire dans la tempête, s’il est bien ou mal d’engager tel conflit. Le savoir, ici, se trouve dans le sujet, procède du sujet (in-sujet), et est porteur de jugement. On est dans le domaine de la valeur qui se caractérise à la fois par une activité mentale polarisée sur la raison d’être des événements et des comportements (d’où son aspect affectif) et par une prise de position (d’où son aspect subjectivant). On n’a plus affaire à l’énonciation d’un « il-vrai » mais d’un « on-vrai », qui intériorise le savoir et en même temps le souhaite partagé, bien que, dans ce cas, il ne soit pas vérifiable, autre différence avec le savoir de connaissance, même si parfois il est bien difficile de faire le départ entre les deux.

Ce processus de construction du savoir de croyance donne lieu à deux types de savoirs : le savoir de révélation, le savoir d’opinion.

Le savoir de révélation suppose qu’il existe un lieu de vérité extérieur au sujet, mais à la différence du savoir de connaissance, cette vérité n’a pas à être prouvée ni vérifiée, ce pourquoi elle exige un mouvement d’adhésion totale du sujet à celle-ci. Mais pour que ce mouvement d’adhésion trouve sa justification, il faut qu’existent des textes qui témoignent de cette vérité plus ou moins transcendantale. D’une façon ou d’une autre, ces textes ont un caractère sacré jouant le rôle de référence absolue des valeurs auxquelles on veut adhérer.

Il n’est donc pas étonnant que ce soient les doctrines qui s’attachent à ce type de savoir, doctrines dites religieuses ou profanes. Les doctrines se définissent en référence à une parole fondatrice, émanant la plupart du temps d’une figure charismatique (le poète dans la Grèce archaïque, le prophète dans les religions chrétiennes, le gourou dans les sectes, le fondateur d’une école de pensée). Si les doctrines ont un caractère fermé comme les théories, les premières, à la différence des secondes, ne souffrent pas de remise en cause et s’instituent en dogme. Les doctrines sont insensibles aux contradictions que pourraient apporter les savoirs savants ou d’expérience. Ces derniers sont certes fermés, mais « jusqu’à preuve du contraire », jusqu’à ce qu’une nouvelle théorie vienne se substituer à la précédente ou qu’une nouvelle expérience vienne contredire la précédente : les savoirs de connaissance sont à la fois fermé et ouvert. Le savoir de révélation, en revanche, est complètement fermé sur une évidence de savoir, et les discours qui le soutiennent se présentent sous la modalité de l’évidence. Il refuse la critique, et face à celle-ci ne peut réagir que par anathèmes, excommunications ou autres formes d’exclusion. Des énoncés comme « Jésus est le fils de Dieu fait homme » ou « Aimez-vous les uns les autres » se réfèrent à une vérité révélée à laquelle ne peut être opposée que le refus de la parole de révélation, le refus de la foi en cette parole. Mais il en est de même avec des énoncés de valeur du type « Le peuple est souverain » ou « Liberté, égalité, fraternité ». En tant qu’appartenant au savoir de croyance on est dans le domaine du « On-vrai » puisqu’il exige adhésion de la part du sujet, mais un On-vrai qui voudrait bien se substituer au « Il-vrai » du savoir de connaissance.

C’est à ce type de savoir de révélation que l’on peut rattacher les idéologies. Mais, évidemment, tout dépend de la façon dont on définit ce concept. La psychologie sociale, par exemple, considère que « l’idéologie est une notion qui reste encore relativement floue, sans véritable consistance théorique, dans laquelle on fait entrer des modes d’expression extrêmement variés, tels que des croyances ou des théories (naïves ou philosophiques), des valeurs ou des images, des normes ou des modes particuliers de perception de la réalité… » (Guimelli,1999 ; 105). En effet, les idéologies articulent de façon doctrinale des savoirs génériques qui proposent une explication totale et englobante de l’activité sociale, tout en se fondant sur des discours qui font référence, et derrière lesquels on perçoit parfois un penseur plus ou moins « phare ». En fait, une idéologie est toujours plus ou moins floue (ce qui peut d’ailleurs garantir son succès), et lorsque son discours se durcit et se fixe en un texte de référence plus ou moins sacré, elle tend à devenir doctrine. Ainsi en est-il du marxisme qui, s’il fut en son origine une théorie, est devenu une idéologie à tendance doctrinale et dogmatique.

Les savoirs d’opinion naissent d’un processus d’évaluation au terme duquel le sujet prend position et s’engage dans un jugement à propos des faits du monde. Comme dans tout savoir de croyance, ce n’est pas le monde qui s’impose au sujet mais le sujet qui s’impose au monde, ce que marque bien la différence entre « Il fait froid » et « Il faut se couvrir ». Mais ici, il n’y a pas de discours de référence absolu et donc on se trouve dans un univers de savoir où doit être admis qu’existent plusieurs jugements possibles à propos des faits du monde, jugements parmi lesquels le sujet fait un choix selon diverses logiques : du nécessaire, du probable, du possible, du vraisemblable, et dans lesquelles interviennent autant le raisonnement que l’émotion. L’opinion résulte d’un mouvement d’appropriation de la part d’un sujet d’un savoir parmi les savoirs circulant dans les groupes sociaux. Ce savoir est donc à la fois personnel et partagé, c’est pourquoi il peut être discuté. Et même, lorsqu’il apparaît sous une énonciation généralisante, comme dans le cas des proverbes, maximes et dictons, le sujet sait que ce savoir est discutable, à preuve qu’à tout proverbe répond un contre- proverbe. Il s’agit toujours d’un jugement de vérité derrière lequel se trouve un avis général, une doxa anonyme, comme émanant d’une voix qui se trouve au-dessus des sujets (un metaénonciateur) ; non point une voix de la raison ou de la science, mais une voix collective par rapport à laquelle le sujet se positionne. Que celui-ci énonce « Les vins de Bordeaux sont vraiment supérieurs aux vins de Bourgogne » ou « Quand on est Ministre, on se tait ou on se démet », il sait qu’il exprime un point de vue qui pourrait être contredit ; et si une discussion s’enclenchait sur ces propos, elle s’appuierait sur des prises de position au regard de ce que chacun croit être vrai de son point de vue. Tout jugement d’opinion est subjectif tout en se fondant sur un partage, ce pourquoi il a en même temps une fonction identitaire (ce que n’a pas nécessairement le savoir de connaissance).

A ce type de savoir peuvent être rattachés diverses catégories d’opinion qu’on appellera : opinion commune, opinion relative et opinion collective. L’opinion commune a une portée généralisante qui se voudrait même universelle, et qui est censée être le plus largement partagé. Quelle que soit la façon de l’exprimer, le sujet qui l’énonce dit quelque chose comme : « Je pense comme tout le monde que… » ou « Tout le monde pense que…et moi aussi ». C’est l’opinion exprimée par les proverbes, dictons et autres énoncés à valeur générale : « Il vaut mieux être beau et riche que laid et pauvre ». On retrouve ce type d’opinion dans les slogans publicitaires ou politiques : « Il n’y a que Maille qui m’aille », « La force tranquille », et dans certains commentaires journalistiques : « La guerre est source de misère ». Avec l’opinion commune, le sujet parlant n’a pas à revendiquer une position particulière car il s’est approprié le jugement de la doxa.

L’opinion relative a une porté plus limitée car elle émane d’un sujet individuel ou d’un groupe restreint. Mais ce sujet ou les membres du groupe savent que ce jugement est de circonstance, relatif au groupe et à la situation dans laquelle il est émis. C’est pourquoi, dans ce cas, le sujet parlant a besoin d’affirmer vis-à-vis de cette opinion, soit son adhésion, soit son opposition, car comme il en existe plusieurs, celle-ci prête forcément à discussion. L’opinion relative s’inscrit dès son émergence dans un espace de discussion, non pas à l’intérieur du groupe mais vis-à-vis des autres groupes. Elle est en son fondement critique. Le sujet qui émet une opinion relative dit quelque chose comme : « Je pense comme (et/ou contre) ceux (certains) qui pensent que… ». Il est toujours, par nécessité, pour ou contre une autre opinion, elle-même relative : « Je pense que l’Europe est une bonne chose pour la France » laisse entendre qu’il y en a d’autres qui ont une opinion contraire. L’opinion relative est celle qui s’exprime dans l’espace de discussion de la démocratie.

L’opinion collective est celle qu’exprime un groupe à propos d’un autre groupe. Elle consiste à enfermer l’autre groupe dans une catégorie définitive en l’essentialisant. Si l’on dit : « Les Espagnols sont orgueilleux », on porte un jugement sur les Espagnols en tant que groupe essentialisé, tout en laissant entendre que l’on appartient à un groupe qui n’a pas cette caractéristique. Si on dit : « Les Espagnols pensent que les Français sont chauvins », c’est comme si on disait que ce jugement est propre aux Espagnols et seulement à eux, qu’il faut être naît Espagnol pour avoir ce genre d’opinion. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une opinion à forte valeur identitaire, qui ne se discute pas et qui essentialise un groupe. A l’occasion du Référendum sur la Constitution européenne, on a entendu s’exprimer des opinions collectives essentialisantes sur la Turquie, soit pour la rejeter, soit pour l’intégrer.

C’est de ces types de savoirs que s’alimentent les imaginaires, évidemment, en jouant souvent avec ces catégories, en brouillant les pistes, en faisant passer un savoir de croyance pour un savoir de connaissance, un savoir d’opinion pour un savoir de révélation, en présentant un savoir d’opinion relative sous le jour d’un savoir d’opinion commune, en transformant un savoir théorique en savoir de doctrine (le Marxisme), en faisant croire qu’un savoir de révélation est aussi fondée en savoir savant (les sectes). On donnera en exemple la façon dont la question du clonage a été traité par la presse française [16], cette question participant d’un imaginaire de « la reproduction à l’infini du même ». Certains experts ont avancé des arguments renvoyant à des savoirs de connaissance savants : « Il faut distinguer le clonage reproductif qui touche à l’embryon du clonage thérapeutique qui ne touche qu’aux cellules mères », à quoi se sont opposés des scientifiques : « Tout généticien sérieux sait qu’on ne peut pas séparer l’embryon des cellules souches » ; des autorités religieuses ont avancé des arguments renvoyant à des savoirs de croyance institués en doctrine : « On ne peut accepter le clonage, quel que soit sa forme, car c’est toucher à ce que la vie a de plus sacré et qui n’appartient pas à l’homme : la procréation » ; divers acteurs, penseurs, politiques, responsables d’associations se sont affrontés avec des arguments renvoyant à des savoirs d’opinion commune : « le clonage thérapeutique fera avancer la recherche médicale »/« le clonage thérapeutique glissera nécessairement vers le clonage reproductif, comme cela s’est vu dans le passé » ou bien « Le clonage reproductif posera des problèmes d’identité pour ce qui est de la filiation de l’individu »/« Mais la filiation est déjà mise à mal dans nos sociétés modernes ». On voit comment un imaginaire touchant à l’identité de l’homme est alimenté par divers types de savoirs.

Problèmes et questions

On l’aura compris, notre proposition consiste à se débarrasser d’une notion, le stéréotype, qui est par trop restrictive puisqu’elle n’est repérable que par son caractère de fixation d’une vérité qui ne serait pas avérée, voire qui serait fausse. L’imaginaire n’est ni vrai ni faux. Il est une proposition de vision du monde qui s’appuie sur des savoirs qui construisent des systèmes de pensée, lesquels peuvent s’exclure ou se superposer les uns les autres. Cela permet à l’analyste de ne pas avoir à dénoncer tel ou tel imaginaire comme faux. Ce n’est pas son rôle. Son rôle consiste à voir comment apparaissent les imaginaires, dans quelle situation communicationnelle ils s’inscrivent et de quelle vision du monde ils témoignent. Au lieu de dire que « Les Français sont sales » est un stéréotype fabriqué par certaines communautés étrangères sur les Français », constater que dans l’imaginaire de « la propreté/saleté » se construisent des points de vue dont il faut analyser les savoirs sur lesquels ils s’appuient à travers les discours qui sont produits à l’intérieur de chaque communauté émettrice de ce jugement. On découvrira alors que les discours et les types de savoirs diffèrent d’une communauté à l’autre, révélant en même temps des caractéristiques identitaires de ces mêmes communautés [17].

Reste que sur cette notion d’imaginaire certaines questions doivent faire l’objet d’approfondissements. On en évoquera rapidement deux.

La détermination du contenu des imaginaires

On a déterminé des grands types de savoir, mais il s’agit encore d’en préciser le contenu à partir de l’analyse des discours produits. Or, la difficulté réside dans le fait que ces contenus se construisent au croisement de divers univers de discours.

Il y a des univers de discours qui correspondent aux "domaines de la pratique sociale" : ceux du politique, du scientifique, du religieux, de l’éducatif, du juridique, etc. On a dit que les domaines de pratique sociale jouaient le rôle de filtres constructeurs des savoirs et donc des imaginaires. Chacun donc engendre des savoirs et des imaginaires qui lui sont propres, mais en même temps ceux-ci peuvent circuler d’un domaine à l’autre : l’imaginaire de la Tradition, comme on l’a vu, est doté d’une valeur différente selon qu’il s’inscrit dans le domaine pratique de économique ou politique.

Il y a des univers de discours qui se construisent à partir des "expériences culturelles" de la vie : ceux qui concernent la langue et son rôle identitaire, l’espace-temps et son rôle organisationnel, la nourriture et son rôle de principe vital, la mort et son rôle de détermination du destin, et encore, le travail, le climat, etc.

Il y a ce que l’on pourrait appeler des "univers notionnels" d’explication sur le monde et la vie en société, des topiques : le progrès, la technique, la modernité la tradition, la démocratie, le pouvoir, la solidarité, la liberté, etc.

De plus, ces univers de discours sont axiologisés de diverses façons, selon des "domaines de valeur" qui mettent en jeu des jugements spécifiques : le domaine éthique qui axiologise le Bien et le Mal, le domaine esthétique qui axiologise le Beau et le Laid, le domaine hédonique qui axiologise le Plaisir et le Déplaisir, le domaine épistémique qui axiologise le Croire vrai et le Croire faux.

Ainsi l’imaginaire de « la réussite » ne sera pas conçu de la même façon dans un domaine de pratique politique, éducatif ou économique, il croisera des expériences de vie de la langue ou du travail, il sera alimenté par des topiques du progrès ou du pouvoir et axiologisé différemment selon un domaine de jugement éthique, esthétique ou hédonique.

Les niveaux d’interprétation

C’est une des questions les plus délicates à traiter, la question de savoir à quel niveau de généralité ou de profondeur se situent les imaginaires. S’entrecroisent ici deux paramètres. Celui du contexte : socioculturel, culturel ou anthropologique, avec celui du niveau de conscience collective : inconscient, non conscient ou conscient. Bien des anthropologues s’y sont attelés, et particulièrement Gilbert Durand [18] qui propose la notion de « trajet anthropologique » en s’appuyant sur la seconde topique de Freud. Il y aurait un « ça anthropologique » correspondant à un niveau d’inconscient collectif où se trouvent des images archétypales stables, un « surmoi imaginaire » lieu d’institution des règles, codes et lois de la société, et entre les deux un « moi social » dans lequel l’individu joue avec les rôles sociaux et les masques du jeu social. Ainsi, les imaginaires circuleraient entre ces trois pôles. L’idée est séduisante, mais l’analyste du discours n’a pas les moyens de se doter de critères qui permettraient de classer les imaginaires en niveau. En revanche, en mettant en relation divers types de discours circulants, en s’appuyant sur l’interdicursivité, il peut tenter d’articuler divers types d’imaginaires dont on sent bien qu’ils se situent à des niveaux différents.

Par exemple, en reprenant la question du clonage, et pour conclure, on peut opérer plusieurs rapprochements. L’imaginaire du « clonage comme la reproduction à l’infini du même » est configuré sémiologiquement et discursivement dans le domaine économique : les produits du marché sont reproduits à l’identique donnant l’illusion au consommateur que c’est bien la demande qui commande l’offre (alors que c’est le contraire), et qu’il peut acquérir à moindre prix le même produit que celui, de luxe, qui est réservé aux riches. Ce phénomène de reproduction des produits marchands fait s’entrecroiser l’imaginaire du clonage avec celui de la promotion sociale. C’est le discours publicitaire qui le met discursivement en scène.

Mais on peut établir un autre croisement avec des imaginaires plus enfouis dans la mémoire collective. On aura observé que le cinéma américain contemporain met en scène, à satiété, ce phénomène de reproduction : reproductions de robots et autres clones, renaissance à l’identique de ce qui a été détruit, le méchant indestructible qui n’en finit pas de revenir quand on le croit définitivement éliminé. Si l’on met en parallèle le débat social sur le clonage thérapeutique et reproductif, on peut trouver un point commun autour d’un imaginaire de « la mort, et de sa conjuration » : l’angoisse devant la disparition de soi, devant la fatalité, devant le destin, qui engendre des figures de perpétuation de soi. Et en fouillant un peu plus loin dans le passé discursif, on peut opérer un rapprochement avec le mythe de Prométhée qui fut condamné par Zeus à avoir le foie rongé par un oiseau —foie qui se reconstituait sans cesse— pour avoir transmis le feu à l’humanité. Le clonage reproductif serait ce défi lancé à Dieu, aux dieux ou au Destin d’appropriation du pouvoir de se perpétuer. Nous voilà en plein imaginaire « prométhéen », imaginaire qui n’est pas loin non plus de l’imaginaire de la « désobéissance », désobéissance de Satan, ange déchu, désobéissance d’Adam et Éve, chassés du Paradis. Dans les deux cas, désobéissance pour avoir voulu s’approprier la Connaissance, acte d’usurpation de pouvoir.

Voilà où peut nous mener l’analyse discursive des imaginaires. En tout cas, bien plus loin que celle des stéréotypes.

Patrick Charaudeau
Université de Paris 13
Centre d’Analyse du Discours

Références bibliographiques

Amossy, R. et Herschberg Pierrot A., Stéréotypes et clichés, Nathan-Université, Paris, 1997.

Boyer H., De l’autre côté du discours. Recherches sur les représentations communautaires, L’Harmattan, Paris, 2003.

Charaudeau P. (dir.), Les non-dits du discours, L’Harmattan, Paris, 2005.

Charaudeau P., "La justification d’une approche interdisciplinaire de l’étude des médias", in Actes du colloque de Lausanne (à paraître).

Charaudeau P., "Le fondement d’une Grammaire du sens à partir du modèle onomasiologique de Bernard Pottier, in Actes du colloque en hommage à Bernard Pottier (à paraître).

Charaudeau P., Le discours politique. Les masques du pouvoir, Vuibert, Paris, 2005.

Doise W. "Les représentations sociales : définition d’un concept", Revue Connexion n°45, Paris, 1985.

Durand G., .Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969.

Guimelli C., La oensée sociale, coll. Que sais-je ?, PUF, Paris 1999.

Plantin C. (dir.), Lieux communs. Topoï, stéréotypes, clichés, Kimé Paris, 1993.

Rouquette M-L et Rateau P., Introduction à l’étude des représentations sociales, PUG, Grenoble, 1998.

Vigarello G., Le propre et le sale.L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Le Seuil, Paris, 1985.

Notes
[1] Certains écrits tentent une hiérarchisation (Boyer 2003), mais aucun ne tranche ni n’écarte.
[2] Ce terme provient de la physique de la lumière : un rayon lumineux dirigé vers une surface aqueuse se réfracte dans l’espace aqueux en déviant son angle d’incidence, et se réfléchit à partir de la surface aqueuse.
[3] J’ai d’ailleurs eu l’occasion de vérifier cette ambiguïté dans les exposés des différents participants au colloque qui employaient le terme de stéréotype, tantôt pour montrer la fausseté d’une caractérisation, tantôt pour en faire un prototype du jugement social, tantôt pour décrire l’image (l’ethos) que les sujets parlants se construisent d’eux-mêmes.
[4] Pour ces diverses opérations, voir notre article : "Le fondement d’une Grammaire du sens à partir du modèle onomasiologique de Bernard Pottier, in Actes du colloque en hommage à Bernard Pottier (à paraître).
[5] Rouquette (1998).
[6] Voir Guimelli (1999).
[7] Particulièrement Doise (1985).
[8] Ce que j’appelle une « interdisciplinarité focalisée », voir : "La justification d’une approche interdisciplinaire de l’étude des médias", in Actes du colloque de Lausanne (à paraître).
[9] Voir Boyer (2003), p.19.
[10] Voir aussi notre Le discours politique. Les masques du pouvoir (2005).
[11] Dans son émission Concordance des temps, sur France culture, Jean Noël Jeannenay présente sont sujet : « les gares, lieux de tous les imaginaires et fantasmes »
[12] Ce pourrait même être d’un animal pour son maître ou sa maîtresse.
[13] Dans les cultures ou le noir renvoie lui-même à l’imaginaire de mort.
[14] Voir les contes et les fables.
[15] Voir particulièrement Les non-dits du discours (2005).
[16] Issu d’une recherche sur le discours de médiatisation scientifique menée par le Centre d’Analyse du Discours de l’Université Paris 13 (non encore publiée).
[17] Voir Le propre et le sale de Georges Vigarello (1985)
[18] Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, Paris, 1969.
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Les stéréotypes, c’est bien. Les imaginaires, c’est mieux", in Boyer H. (dir.), Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène, L’Harmattan, 2007, consulté le 17 avril 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: https://www.patrick-charaudeau.com/Les-stereotypes-c-est-bien-Les,98.html
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