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Un modèle socio-communicationnel du discours. Entre situation de communication et stratégies d’individuation

in Médias et Culture. Discours, outils de communication, pratiques : quelle(s) pragmatique(s) ?, L’Harmattan, Paris, 2006

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Présentation des problèmes

De mon point de vue, trois types de problèmes se posent à une discipline du discours : (1) celui de la délimitation de son champ d’étude, en fonction des objectifs que l’on déclare être ceux de l’analyse, lesquels sont percevables à travers les présupposés théoriques et l’instrumentation méthodologique qui sont affichés ; (2) celui du rapport entre ce que l’on peut appeler l’interne et l’externe du langage, entre l’acte de langage proféré et un hors-langage, qui est peut-être du langage, mais qui n’est pas verbalisé dans l’instance même de son énonciation, n’est pas repérable dans les formes de ce qui a été énoncé, et cependant est nécessaire à l’interprétation de celui-ci ; (3) celui, enfin, de l’interprétation, c’est-à-dire du sens que l’on donne aux résultats de nos analyses, et qui réside dans la question de savoir par quel processus on interprète les textes et leurs discours lorsqu’on est en position de sujet analysant : quelle pratique interprétative et quelle théorisation possible de celle-ci ? Dans le cadre de ce colloque, je ne pourrai traiter toutes ces questions qui méritent, chacune d’elles, un colloque entier, et me centrerai donc sur le deuxième problème —celui de la relation entre l’acte de langage et son extériorité — en ne faisant que des allusions aux deux autres.

1. La détermination du champ d’étude

À parcourir les études qui se présentent comme des analyses de discours , on constate une grande diversité dans leurs orientations : les unes sont centrées sur les marqueurs discursifs (grammaticaux ou lexicaux), d’autres sur les modes d’organisation du discours (narratif, argumentatif) ; certaines s’inscrivent dans une grammaire de l’énonciation, d’autres dans la filiation d’une rhétorique argumentative, d’autres encore étudient les rituels langagiers comme mécanisme interactionnel, d’autres enfin cherchent à décrire les systèmes d’idées (idéologies) dont les discours sont porteurs. On peut essayer de regrouper ces différentes orientations autour de grandes problématiques d’étude. Une problématique n’est pas une théorie mais un lieu de questionnement général qui rassemble un ensemble de propositions données comme provisoirement (ou hypothétiquement) vraies , selon certains paramètres. Elle délimite en quelque sorte un positionnement épistémologique à l’intérieur de la discipline. Ici, chaque problématique sera définie selon trois paramètres : la nature de l’objet d’étude que chacune construit, la façon dont est conçu le sujet du discours quant à son activité comme producteur de l’acte de langage, et, conséquemment, le type de corpus qu’il faut construire pour procéder à l’analyse et qui, en même temps, est censé correspondre à la mémoire du sujet de discours. On en est arrivé à trois problématiques de base dont chacune correspond à un type d’approche d’analyse du discours.

Une problématique cognitive et catégorisante

L’objet d’étude est considéré comme un ensemble de mécanismes discursifs dont il s’agit soit de repérer l’existence et le mode d’agencement à l’intérieur d’une production discursive quelconque (texte ou énoncés aléatoires). C’est une problématique qui a été développée dans la filiation de la pragmatique linguistique d’Austin, de Searle, de Ducrot : actes de langage, présupposés, etc. ; y correspondent également les études portant sur les jeux de cohérence et de cohésion de l’organisation des textes, les travaux de certains psycho-cognitivistes du langage qui cherchent à déterminer des parcours “down” ou “up” de réalisation discursive de schèmes, scripts ou scénarios pour décrire le mode de production ou de compréhension des textes, des études portant sur l’emploi de certains mots du discours (connecteurs, modalités, etc.). Dans tous ces cas, il en sort des catégories instrumentales d’analyse qui servent à repérer ou produire des configurations discursives. Le sujet concerné par la détermination d’un tel objet sera appelé cognitif dans la mesure où n’est pris en compte chez celui-ci que son aptitude à produire ou repérer des opérations d’articulations discursives : relations anaphoriques ou cataphoriques, connexions coordonnées ou subordonnées, conditions cohérentielles de répétition, de progression et de non-contradiction, règles d’argumentation, etc.. Le corpus construit dans une telle problématique n’a pas besoin d’être finalisé en fonction d’une situation de communication particulière. De ce point de vue, il peut être dit aléatoire, et seulement contraint par les contextes linguistiques dans lesquels apparaissent ces mécanismes.

Une problématique communicationnelle et descriptive

L’objet d’étude est ici empirique, ou plus exactement il est déterminé à partir de l’observation (plus ou moins naïve) des manifestations du monde phénoménal. Ainsi peut-on déterminer des actes de communication en fonction d’un certain nombre de variables : identité des partenaires de l’échange, finalité actionnelle (but) de la situation dans laquelle ils se trouvent, circonstances matérielles de la communication. Dès lors, l’objet d’étude issu de cette empirie peut être structuré en “types idéaux” (au sens durkheimien) de communication permettant d’établir diverses typologies dites de discours, de textes, de genres, ou de situations communicatives, mais qui supposent toutes une théorisation de ces types idéaux de communication. Le sujet, ici, est lié à cette empirie des échanges communicatifs, mais il est lui aussi construit et théorisé en fonction de la façon dont on construit et théorise ces échanges. Le sujet est donc un sujet de communication qui se définit par son identité psychologique et sociale, par un comportement qui est finalisé à la fois par les contraintes qu’il subit s’il veut s’insérer dans l’échange (de ce point de vue il est un “ça”), et par ses propres intentions vis-à-vis de l’autre (de ce point de vue il est un “je”)., il Diverses théorisations de ce sujet sont possibles, mais quelles qu’elles soient, il est considéré que ce sujet se trouve dans une relation d’intersubjectivité à l’autre du langage (principe d’altérité). Le corpus, lui aussi, se ressent de cette vision empirique de l’objet d’étude. Il est généralement constitué de textes qui sont regroupés en fonction de leur appartenance à tel ou tel type de situation communicative : textes publicitaires, journalistiques, administratifs, textes de manuels scolaires, de programmes politiques, ainsi que divers textes conversationnels (échanges téléphoniques, demandes de renseignements, interviews, entretiens, débats, etc.).

Une problématique dite représentionnelle et interprétative

L’objet d’étude de cette problématique est défini à travers des hypothèses de représentations socio-discursives dont on suppose qu’elles sont dominantes à un moment donné de l’histoire d’une société (elles sont donc socio-historiques) et qu’elles caractérisent tel ou tel groupe social. En cela elles sont interprétatives, puisqu’il faut bien avoir, au départ, une hypothèse sur ce que sont les “positionnements sociaux” en relation avec les “pratiques discursives” et les “types de sujets” qui s’y attachent. La difficulté de cette problématique réside justement dans le fait qu’il faut faire ces hypothèses et que pour cela on doit s’appuyer sur des manifestations discursives extrêmement diverses, non toujours explicites, voire diffuses et même floues. Ceci pose le problème de la constitution du corpus. Le sujet, dans cette perspective, fait lui aussi problème et a été souvent discuté. Du fait qu’il est à l’origine des pratiques discursives qui construisent les représentations, il peut être considéré comme un sujet actif. Mais du fait que ces pratiques sont partagées par les autres du groupe, et qu’elles lui reviennent sous forme de représentations des systèmes de valeurs qui le surdéterminent, on peut dire que ce sujet est passif et se dilue dans la conscience du groupe social. De là, deux positions qui ont été défendues par divers analystes :

  • l’une, radicale, qui ne confère à ce sujet d’autre existence que celle d’une “illusion”, car il serait complètement surdéterminé par ce que Pêcheux appelle le “pré-construit” des “formes discursives” : le sujet n’est pas un “je” mais un “ça” (idéologique ou inconscient) qui parle à travers lui ;.
  • l’autre, moins globalisante, qui ne nie pas que le sujet puisse être surdéterminé, mais au lieu d’en faire une illusion, elle en fait quelque chose de positif : tout sujet est porteur pour une part de discours qui le surdéterminent (souvent à son insu), mais en même temps celui-ci cherche à se positionner par rapport à eux. On peut donc dire que, d’une certaine manière, ce sujet est “responsable” (évidemment, il faut mettre des guillemets) de ses représentations. C’est une position que nous qualifierons de sociologique, que défendent en France certains sociologues qui travaillent à analyser les représentations de l’espace public dans les médias (L. Quéré), et qui est en affinité avec le point de vue d’une sociologie constructiviste telle que la conçoit Bourdieu. Le corpus, dès lors, varie selon l’une ou l’autre position. Il est cependant un problème commun à ces deux positions : les représentations sociales — puisque c’est de cela qu’il s’agit — constituées par ces discours traversent les supports, les situations et les genres, et ne sont donc repérables que de manière transversale, ce qui rend particulièrement difficile la constitution du corpus. On constatera cependant que le corpus est tantôt constitué d’un ensemble de textes -archives, sélectionnés pour leur valeur emblématique de discours dominant, tantôt constitué d’un ensemble de signes -symptômes (verbaux ou iconiques) qui représentent de façon emblématique des systèmes de valeurs (le "racisme", l’"immigration", la "femme" dans la publicité, l’emploi de certaines formules dans les médias, etc.).
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Ces trois problématiques délimitent le champ du discours. Un champ qui peut être labouré différemment, mais avec une finalité commune : voir comment se structurent les échanges sociaux à travers le langage, et, ce faisant, comment s’organisent les relations sociales et s’instaure du lien social. C’est dans la mesure où cela se fait par et à travers le langage comme centre géométrique de l’organisation sociale que l’analyse du discours s’institue en discipline différente d’autres disciplines (sociologie, psychologie sociale, anthropologie, etc.) tout en s’articulant sur celles-ci.

2. L’articulation de l’acte de langage avec son environnement

Force est de constater que le sens d’un acte de langage (ou de communication) ne réside pas dans sa seule manifestation verbale ni dans le seul sens explicite contenu dans l’énoncé produit (sens qui, lui, est vérifiable par le recours au dictionnaire ou à la grammaire d’une langue). Si l’on s’en tenait à ce seul sens, on resterait toujours en deçà du sens de l’acte de langage, si tant est qu’on veuille bien considérer celui-ci comme un acte d’échange psychologique et social. Un tel échange se fait toujours en fonction d’un certain enjeu qui est un enjeu de signifiance. On interprète toujours les actes de langage à partir des énoncés produits et en relation avec un enjeu, ou du moins l’enjeu que l’on suppose être celui de l’échange, et qui correspond à la question : “qu’est-ce qu’il veut me dire ?”. Dès lors, on perçoit du non- dit, c’est-à-dire un sens caché, implicite, qui n’apparaît pas dans la seule combinaison des mots de l’énoncé, et que l’on a soi-même construit par inférence. Or, qu’est-ce qu’une inférence ? Un processus mental par lequel un sujet met en relation ce qui est dit explicitement avec quelque chose d’autre qui se trouve dans son environnement, comme un ailleurs, un hors -langage qui est pourtant pertinent pour construire cet implicite. D’où l’hypothèse qui veut que le sujet parlant, de son côté, fabrique son énoncé en fonction d’un certain enjeu en distribuant dans l’acte de langage les sens explicites et implicites selon les possibilités inférentielles qu’il prête à son interlocuteur. Autrement dit, les mots et les énoncés produits ne signifient pas en eux-mêmes, ils ne sont interprétables qu’en relation avec un “ailleurs” plus ou moins surdéterminant, un lieu de conditionnement que doivent partager les partenaires de l’échange : tout acte de langage est produit et interprété en fonction des conditions qui président à sa production et à son interprétation. Pour que l’énoncé “iIl a trente ans” puisse signifier que la personne dont on parle est "trop âgée", il faut que locuteur et interlocuteur sachent qu’il est question d’un joueur de football ; autrement dit, il faut qu’ils aient en commun un certain savoir qui constitue l’un des enjeux de l’acte de communication . Reste à savoir comment traiter cette question de l’environnement langagier en termes de pertinence par rapport aux actes de langage produits. Il nous faut pour cela, à la fois, une théorie du "sujet du discours" et une théorie de la "situation de communication" : du sujet du discours parce que c’est lui qui est au centre du processus de production et d’interprétation de l’acte langagier et qu’il est, pour une part, conditionné par la situation de communication ; de la situation de communication parce que c’est elle qui structure l’environnement langagier pertinent. Cette double théorie doit être proprement langagière, c’est-à-dire ni sociologique ni psychosociologique, ce qui n’empêche pas d’y intégrer des éléments d’ordre sociologique et/ou psychologique. On proposera donc un modèle qui distingue trois lieux de pertinence de construction du sens, ce qui entraîne corrélativement que l’on définisse le sujet selon une double identité sociale et discursive, que l’on détermine les conditions de production et d’interprétation en termes d’effets, et que l’on prenne position sur le mode d’existence du sujet au milieu de ces lieux de contraintes.

Le lieu de la production

C’est le lieu d’une pratique sociale dans laquelle se trouve le sujet produisant l’acte de communication. Mais il s’agit d’une pratique sociale communicative qui est donc structurée selon des conditions relatives à ce que l’on appellera une situation de communication. Cette situation de communication fait l’objet d’une structuration particulière que l’on exposera plus loin, mais on peut d’ores et déjà dire qu’elle est le lieu où se définit l’enjeu de l’échange communicatif, c’est-à-dire ce qui permet de répondre à la question : “Quelle est la finalité imposée par cette situation ?”. Dès lors, le locuteur (au sens générique ) qui se trouve dans cette situation est surdéterminé par le statut et les rôles que lui assigne celle-ci. On dira que dans chaque situation de communication le sujet se définit à travers l’identité sociale que celle-ci lui impose. Mais cette identité sociale doit être considérée en rapport de pertinence avec l’acte de communication, car elle est ce qui fonde la légitimité du sujet parlant, c’est-à-dire ce qui permet à celui-ci de répondre à la question : “Qu’est-ce qui m’autorise à prendre la parole ?”. Ainsi, le statut de médecin de telle personne n’entre pas en ligne de compte s’il vient frapper à la porte du voisin de palier pour lui demander un morceau de pain. Ici, c’est l’identité sociale de voisin qui est pertinente par rapport à la situation de demande d’un service, c’est cette identité qui l’autorise à faire cette demande. En revanche, c’est bien le statut de médecin qui sera pertinent dans une situation de consultation médicale, qui l’autorisera à demander à sa patiente : “Est-ce que vous dormez bien ?”. Et, aà contrario, on voit que cet énoncé ne peut pas être prononcé par un passant qui arrête dans la rue un autre passant, car la situation de demande d’information d’un inconnu à un autre inconnu ne l’autorise pas. Si on s’intéresse à l’analyse de différents types de discours, il sera nécessaire de s’interroger sur l’identité sociale du sujet qui est à l’origine de chacun d’eux. Par exemple, s’agissant de tel discours de presse, quels sont les traits d’identité sociale pertinents en rapport avec le texte produit : est-ce celui d’un journaliste du journal, celui d’un correspondant ou d’un envoyé spécial, ou est-ce celui d’un chroniqueur occasionnel, d’une personnalité extérieure au journal, etc. ? S’agissant du discours politique, est-ce celui d’un candidat à une élection, d’un élu, d’un ministre, du chef de l’État, d’un membre de la majorité ou d’un membre de l’opposition ? Si l’on fonde l’acte de langage sur un principe d’influence et de régulation des échanges sociaux, du fait du problème que le principe d’altérité pose à tout sujet parlant (partager avec l’autre/être différent de l’autre), on peut définir son enjeu comme un enjeu d’effets à produire sur l’autre, et, pour cet autre, de perception de ces effets : effets de faire faire, de faire savoir, de faire croire, etc.

Cependant, comme le locuteur ne peut avoir l’assurance que ces effets sont également perçus par l’interlocuteur, on parlera ici d’effets visés. Évidemment, il est souhaitable que ces effets soient perçus par l’interlocuteur, ils sont une condition de réussite de l’échange langagier, mais on va voir que dans tout échange langagier l’interlocuteur a son mot à dire. En tout cas, on définira le lieu des conditions de production comme un lieu où se constituent les données de la situation de communication qui surdéterminent en partie les identités des sujets en présence et la finalité de l’acte d’échange en termes d’effets visés.

Le lieu de l’interprétation

C’est également le lieu d’une pratique sociale dans laquelle se trouve le sujet qui reçoit l’acte de communication et doit l’interpréter. Cette activité est soumise, du moins en partie, aux mêmes conditions que celles de la production dans la mesure où le sujet qui s’y trouve est le partenaire d’un acte de communication dont il doit reconnaître l’enjeu : “Quelle est la finalité imposée par cette situation ?”, “quelle identité sociale elle assigne au locuteur ?”, “quelle identité sociale elle m’assigne à moi, interlocuteur ?” ; c’est la condition pour tenter de reconstruire le sens que lui propose l’acte de langage qu’il reçoit. Cependant, ce sujet interlocuteur est un acteur social qui a sa propre autonomie dans son action d’interprétation ; il se livre à cette activité en fonction de sa propre identité sociale, de l’identité sociale du locuteur qu’il perçoit, des intentions qu’il lui prête, de ses propres connaissances du monde et de ses propres croyances. De ce point de vue, on peut dire que le locuteur n’a pas la totale maîtrise de son interlocuteur ; il peut imaginer ce qu’il est, mais il ne peut avoir l’assurance que celui-ci interpréètera son acte de langage comme il l’envisage. C’est que l’interlocuteur construit à son tour du sens ; il n’est pas un simple récepteur dont l’activité consisterait, comme le disait le schéma de communication traditionnel, à décoder le message émis par le locuteur : il est un interprétant constructeur de sens. Ce qui fait que ce lieu est celui où se réalisent des effets de sens qui sont propres à l’interlocuteur, ce pourquoi on peut parler ici d’effets produits. Et il faut accepter qu’effets visés et effets produits ne coïncident pas nécessairement. Évidemment, la non-coïncidence, voire la distorsion, entre ces effets est variable selon les traits identitaires que la situation assigne à chacun des partenaires de l’échange communicatif. On peut penser que dans une conversation en face à face, les interactants ont davantage de possibilités d’ajuster ce qu’ils disent aux réactions de l’autre, de les rectifier et donc de faire se rapprocher effets visés et effets produits (encore que cela dépende du degré de connaissance et de familiarité qui caractérise leur relation, ainsi que de leur état psychologique). Mais dans tous les cas de communication où le sujet interprétant est pluriel, représenté par un groupe, un public, un auditoire, il y a fort à parier pour que ces deux types d’effets ne coïncident que faiblement. Ainsi en est-il du discours politique, du discours des médias d’information, du discours publicitaire et dans une moindre mesure du discours didactique. Plus le public est hétérogène et indéfini, moins grande sera la coïncidence. On définira le lieu des conditions d’interprétation comme un lieu où se constituent les données spécifiques du sujet interprétant, révélées par les effets produits, et qui se surajoutent aux conditions de la situation de communication.

Le lieu de construction du texte

Tout d’abord, précisons que nous appelons texte toute production langagière configurée de façon verbale, iconique ou par tout autre système sémiologique signifiant : il est le résultat de l’acte de langage dans sa manifestation sémiologique, qu’il soit ouvert ou fermé, oral ou écrit, long ou court, continu comme dans une production écrite ou fragmenté en une succession de prises de parole comme dans une conversation. On se trouve donc ici dans le lieu où se construit un texte à partir des données imposées par le lieu de production. Son organisation dépend de la façon dont sont choisies et agencées certaines catégories de discours qui en feront une combinaison d’organisation argumentative, narrative ou descriptive, et cela au service d’un certain propos sur le monde, c’est-à-dire d’une certaine construction du sens. Mais ici, les sujets impliqués par le texte ne sont pas ceux du lieu de production ni du lieu d’interprétation. Ils sont, comme le dit R. Barthes à propos du récit des “êtres de parole” , des êtres qui n’existent que par et à travers le fait langagier. Ainsi aura-t-on affaireà faire d’un côté à un sujet énonciateur, celui qui émerge de l’énonciation langagière, et de l’autre à un sujet destinataire , celui qui est impliqué par le texte lui-même,. Ils sont définis en termes d’identité discursive. Énonciateur et destinataire sont construits par le locuteur. C’est lui qui à travers son acte de langage se construit une image discursive de lui-même (une sorte d’ethos), et une image idéale de celui à qui il pense qu’il s’adresse. Si le locuteur, comme on l’a vu, n’a pas la maîtrise de son interlocuteur, en revanche, il a la maîtrise du destinataire qui dépend entièrement de lui. Évidemment, il peut se tromper dans son calcul, car il produit son énoncé d’après ce qu’il sait de l’interlocuteur et fabrique de celui-ci une image à son goût, mais il peut se faire que cet interlocuteur ne correspondent pas à cette image idéale. Ainsi naissent les malentendus, les incompréhensions, les fausses interprétations ou tout simplement des interprétations autres. Le sens d’un texte ne dépend pas seulement de l’intention de celui qui le produit ; tout n’est pas joué par avance du fait du statut du locuteur, comme semblait le dire P. Bourdieu . Les identités discursives des protagonistes de l’acte de langage construisent également du sens qui vient confirmer ou modifier en retour l’intention du locuteur au regard du sujet interprétant. De même que dans un récit on ne confondra pas l’auteur et le narrateur d’un côté, le lecteur construit par le récit (le “lector in fabula” dont parle U. Eco ) et le lecteur effectif de l’autre, ceux-ci donnant une certaine image de ceux-là, de même, et d’une façon générale, on ne confondra pas locuteur et énonciateur d’un côté, destinataire et interprétant de l’autre, les uns construisant des images des autres et réciproquement. On voit ainsi que, du point de vue du sens, un texte est porteur aussi bien des effets visés par le locuteur que des effets produits par l’interprétant ; il est gros de cette somme d’effets de sens qui sont autant d’effets possibles. Tout texte est le résultat d’une co-construction du sens effectuée par les deux partenaires de l’acte de communication. Cela explique que l’on puisse considérer qu’un texte peut être à la fois fermé et ouvert. Il est fermé autour de l’interprétation qu’en fait un type de sujet interprétant particulier ; son sens est le résultat d’une rencontre interindividuelle entre les deux partenaires de l’échange. Il est ouvert si l’on considère les diverses interprétations qui ont pu en être données par divers types de sujet interprétant ; le sujet interprétant peut varier dans le temps (on ne lit pas du Molière comme les contemporains de Molière), dans l’espace (on ne lit pas un roman de Garcia Marquez comme le ferait un lecteur colombien, et, en France, on n’a pas lu les déclarations va-t-en-guerre de Georges W. Bush comme a pu le faire un Américain moyen), selon des tranches d’âge (un enfant ne lit pas la publicité télévisée comme un adulte), selon le sexe (des femmes jugeront une publicité sexiste alors que des hommes la jugeront sexy), selon le milieu social (il y a ceux qui aiment les émissions de télévision populaires, types talk -show, jeux ou autres Lofts story, et ceux qui les détestent), selon, également le type de lien qui existe entre celui-ci et le sujet locuteur (tout le monde n’éprouve pas la même émotion au vu des images d’une catastrophe aérienne, en tout cas pas ceux qui ont un proche parent dans l’avion). Le texte peut donc être considéré de deux façons :

  • du point de vue de sa configuration langagière, comme une matérialité construite devenant l’objet de l’échange langagier, mais en même temps correspondant à une visée intentionnelle, suivant en cela le “postulat d’intentionalité” défini par Searle. Ce postulat d’intentionalité ne désigne pas ce que serait l’intention communicationnelle du sujet parlant, mais le fait que tout acte de langage soit fondé en intention, fondé en ce qui permet de dire qu’il a un sens , sans que soit envisagée la particularité de celui-ci ;.
  • du point de vue de son contenu, comme un texte "gros de sens", de sens qui dépendent à la fois de ceux fournis par la situation, par le sujet locuteur et par le sujet interprétant. On peut dire ainsi que tout texte est à sens multiple, à sens pluriel, renfermant un ensemble de "sens possibles" comme résultat de diverses rencontres qui ont donné lieu, chacune, à une co-construction spécifique . Il est à ce titre ouvert, mais d’une ouverture qui est une succession de clôtures. Il se suffit de se rappeler les multiples interprétations qu’a suscitées l’expression “Lla fracture sociale” employée par J. Chirac lors de la campagne présidentielle de 1995 : pour les uns, ce fut une usurpation, pour les autres un bon coup, pour d’autres encore un espoir, etc.
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Cette hypothèse des lieux de pertinence (voir schéma 1) met en évidence plusieurs choses :

  • Le sens d’un texte est à la fois d’ordre processuel et structurel. Il est processuel de par le fait d’une co-construction entre l’instance de production et l’instance d’interprétation, une construction qui varie selon que varie le rapport entre ces deux instances ; il est structurel de par la clôture que suppose la rencontre entre une partie du projet de sens du sujet locuteur et la construction de sens d’un sujet récepteur-interprétant particulier. Et au fond, nous avons tous besoin de croire que l’interprétation que nous faisons d’un texte est la bonne, comme nous avons tous besoin de croire qu’un texte ne reste pas figé dans une seule interprétation.
  • Le sujet du discours n’est pas Un. Faisant l’hypothèse qu’il se construit selon un principe d’altérité, il se dédouble diversement. Il se dédouble selon les rôles qu’il tient vis-à-vis de l’acte de langage lui-même : tantôt sujet communicant, tantôt sujet interprétant. Mais tout locuteur sait qu’en même temps qu’il est producteur de l’acte de langage, il est aussi interlocuteur car il ne peut s’empêcher d’imaginer ce que serait l’activité interprétante de son interlocuteur ; de son côté, l’interlocuteur sait qu’en même temps qu’il interprète, il est aussi sujet producteur car il ne peut s’empêcher d’imaginer l’activité produisante du locuteur. De plus, le sujet langagier se dédouble selon sa nature d’être psycho-social (identité sociale) et d’être de parole (identité discursive). Ainsi, le locuteur à travers la mise en scène discursive de l’énonciateur procède à une sélection des multiples filiations qui le constituent, et l’interlocuteur à travers son activité interprétante procède de son côté à sa propre sélection. Pour faire écho au propos de Bernard Stiegler dans ce même colloque, le Je et le Tu se construisent de façon processuel comme des multiples, mais qui rêvent en même temps d’être Un et s’engagent, pour ce faire, dans un processus d’individuation. Finalement, comme le dit Daniel Bougnoux, “le sujet de l’énonciation est plus complexe que le sujet du cogito”.
  • La détermination de ces trois lieux de pertinence pose la question de savoir ce qu’il faut étudier dans ces lieux de production et de réception. Dans le lieu de production, il importe, pour que ces analyses puissent s’articuler sur les analyses de texte, d’étudier les représentations que les producteurs de texte, en situation de communication déterminée, ont de leur propre faire, des conditions qui les contraignent et de la façon dont ils perçoivent leur interlocuteur ou public. C’est là une façon de tenter de saisir comment se construisent les effets visés dans le lieu de production. Dans le lieu de réception, la chose est plus complexe, car il y a plusieurs conceptions de ce que doit être son étude : les unes expérimentales, d’autres plus empiriques, d’autres encore elles-mêmes discursives. Toutes sont susceptibles de s’articuler sur les analyses de texte mais de façons différentes : comment se composent les publics ; comment, selon la composition des publics, ceux-ci perçoivent, comprennent, mémorisent ; comment se forment les opinions ou les affects à partir de situations de communications déterminées et selon les stratégies discursives mises en scène.
  • Enfin, ces trois lieux, ainsi définis en rapport de pertinence aux actes langagiers, instaurent en même temps une possible articulation entre différentes disciplines (sociologie, ethnographie, anthropologie, psychologie sociale, etc.) qui s’intéressent aux lieux de production et de réception. Mais une interdisciplinarité n’est pas la simple accumulation de plusieurs disciplines, ni de leurs concepts ni de leurs résultats. Ce n’est pas en ramenant des résultats divers à propos d’un même objet (est-ce d’ailleurs le même objet ?), ni en citant ici ou là tel ou tel concept de telle ou telle théorie, que l’on satisfait à cette ambition. Pour qu’il y ait interdisciplinarité, il faut qu’il y ait un centre géométrique, un lieu d’où sont interrogés d’autres concepts et d’autres résultats. Ainsi, pour nous, c’est du lieu de l’analyse du discours que seront reconsidérés concepts et résultats des autres disciplines, mais on pourrait imaginer la même posture de la part de la sociologie, de la psychologie sociale et d’autres disciplines, chacune devenant le lieu géométrique de cette interrogation. C’est ce que nous appelons une interdisciplinarité focalisée. AÀ cette condition, pensons-nous, les disciplines des sciences humaines et sociales pourront dialoguer. Encore faut-il la volonté d’y parvenir.

3. De la situation de communication

Il y a donc, dans tout fait de communication humaine, des conditions de production et des conditions de réception-interprétation qui surdéterminent en partie l’action de production de sens de la part de chacun de ces sujets. Et pour que soit possible une certaine intercompréhension entre les deux sujets, on peut faire l’hypothèse qu’ils doivent partager une partie de ces conditions : le sujet parlant doit en avoir conscience (cette conscience peut être non consciente), et le sujet interprétant doit pouvoir les reconnaître. Cette partie commune nous l’appelons situation de communication, ensemble des conditions situationnelles non énoncées qui déterminent en partie le sens de l’acte de langage et qui fonait de celui-ci un objet d’échange contractuel entre les deux parties concernées. Cette situation de communication constitue un lieu de contraintes pour la production et l’interprétation des énoncés, donnant par avance aux sujets producteur et interprétant des instructions de construction/interprétation du sens. On pourrait penser que cela est trivial, tant il est fait référence, dans la plupart des écrits, à la nécessité d’avoir recours au contexte pour interpréter le sens d’un énoncé. Mais il ne suffit pas de le dire. On ne peut se contenter de s’y référer ponctuellement, à l’occasion de telle ou telle interprétation. Il faut montrer comment cette situation est structurée, comment elle impose ses contraintes et comment elle devient elle-même lieu de construction du sens.

Les "domaines de pratique" (DP)

Les domaines de pratique sont le lieu de production des interactions sociales organisées en secteurs d’activité sociale qui se définissent par un ensemble de pratiques finalisées. Ils résultent d’un jeu de régulation des rapports de force qui s’y déploient, et instaurent un découpage de l’espace social comme lieu symbolique d’une activité ordonnée des acteurs sociaux autour d’une finalité impliquant des règles d’échange. En termes bourdieusiens on pourrait parler de “champs” de la pratique sociale. Chaque DP résulte d’un découpage de l’espace social : le politique (et non point la politique), le juridique (et non point la justice), le religieux (et non point la religion), le médiatique (et non point tel média en particulier), l’économique (et non point tel ou tel acte commercial), l’éducatif (et non point telle ou telle forme d’enseignement), etc. Le domaine de pratique n’appartient à aucune discipline en propre, et donc appartient possiblement à toutes. C’est le lieu empirique d’organisation du monde phénoménal qui peut être construit en objet d’étude par chaque discipline : la sociologie, la psychologie sociale, l’anthropologie, l’histoire, l’analyse du discours,… Mais, c’est en même temps, dès lors qu’il est reconnu comme un champ de pratiques, le lieu où peuvent se rencontrer des disciplines différentes en faisant circuler certains de leurs concepts. Par exemple, dans ce domaine de pratique se trouvent des acteurs sociaux qui s’inscrivent dans des cadres relationnels, mais sans que ni les uns ni les autres soient encore déterminés. Il appartiendra à chaque discipline de les définir comme "sujets", "situations d’action" et "règles de comportement".

La "situation globale de communication" (SGC)

La situation globale de communication est un premier lieu de construction du domaine des pratiques sociales en domaine d’échange communicationnel. On se trouve donc ici dans le champs des faits de communication Cette situation se définit conceptuellement par le nombre d’instances de communication en présence, ce qui les légitime quant à leur rôle et statut, les types de rapport qui s’instaurent entre elles, la finalité discursive qu’elle vise et le domaine thématique qui s’y attache, le tout organisé selon un dispositif qui sera dit lui-même conceptuel parce qu’il ne préjuge pas de la spécificité de ces composantes. Par exemple, la situation globale de communication du politique se caractérise par quatre instances : instance "politique", instance "adversaire", instance "citoyenne" et instance de "médiation" ; la finalité discursive est d’"incitation à partager un projet d’idée et d’action sociale" ; le domaine macro-thématique traite d’une "idéalité sociale". La SGC du publicitaire, en revanche, met en présence une instance "publiciste" et une instance "consommatrice" (elle est sa propre instance de médiation), une finalité discursive d’"incitation à s’approprier un produit de consommation" et un domaine macro-thématique d’"idéalité individuelle". La situation globale de communication des médias d’information, quant à elle, met en présence une instance d’"information", une instance "public" (elle est également sa propre instance de médiation), une finalité discursive de "faire savoir et commenter les événements du monde" et un domaine thématique d’"événements se produisant dans l’espace public immédiat" , ce qui explique la collusion qui peut se produire entre le discours politique et le discours d’information médiatique. La situation globale de communication est donc le lieu où les acteurs sociaux du domaine de pratique sont construits en instances de communication , où le jeu de régulation est construit en finalités discursives et l’univers de savoir concerné en domaine macro-thématique. Si dans le DP on a affaire à un découpage flou du politique, du juridique, de l’éducatif, du médiatique, etc., dans la SGC on a affaire aux dispositifs conceptuels de la communication politique, juridique, d’enseignement, d’information, etc. Mais ici, point encore de spécification de la situation de communication concrète.

La "situation spécifique de communication" (SSC)

La situation spécifique de communication est un deuxième lieu de structuration du domaine de pratique où sont déterminées les conditions physiques de la mise en scène langagière et donc spécifiés les termes de la situation globale de communication. Si dans celle-ci on avait affaire à des instances de communication définies globalement, ici on a affaire à des sujets participants à l’échange, ayant une identité sociale et des rôles communicationnels bien précis. Il en est de même de la finalité de l’échange et du domaine thématique qui sont précisés en fonction des "circonstances matérielles" dans lesquelles celui-ci se déroule effectivement. Ainsi, le dispositif conceptuel de la SGC est transformé en dispositif matériel signifiant. Il s’agit en quelque sorte d’une “médiologisation” du dispositif conceptuel. Celle-ci concerne aussi bien la matérialité du système sémiologique (graphique, phonétique, iconique, visuel, gestuels, etc.), que celle de la situation d’échange (monolocutive ou interlocutive), que celle du support de transmission (papier, audio-oral, audio-visuel, électronique, etc.). Ce lieu est un lieu de typification des situations de communication comme variantes de la SGC. Ainsi dira-t-on qu’un homme politique candidat à une élection s’inscrit dans une situation spécifique de "candidature électorale" en endossant l’identité de candidat à une élection s’adressant à des électeurs ; il est amené à produire un discours de séduction-persuasion dans les diverses sous-situations que sont un meeting politique, un tract de profession de foi, une déclaration devant le personnel d’une grande entreprise, etc., changeant, à chaque fois, de registre discursif. Mais le même homme politique, déjà élu, s’inscrit dans d’autres SSC selon qu’ils s’adresse à ses concitoyens lors de déclarations télévisées, aux journalistes lors de conférences de presse, à ses ministres lors du Conseil des ministres, etc. À l’évidence, les discours produits dans chacune de ces situations spécifiques seront différents. Si donc la SGC est le lieu de dispositifs conceptuels, la SSC est le lieu de dispositifs matériels de communication comme autant de sous-ensembles des premiers : situations spécifiques de "candidature", de "meeting", de "conférence de presse", de "questions au Pparlement", etc., comme sous-ensembles du dispositif conceptuel "politique" ; situations spécifiques de "classe", de "manuel scolaire", de "programmes et instructions pédagogiques", etc., comme sous-ensembles du dispositif conceptuel "enseignement" ; situations spécifiques de "bulletin d’information radio", de "journal télévisé", de "titre de journal", d’"éditorial" de presse, de "reportage", etc., comme sous-ensembles du dispositif conceptuel d’"information médiatique". Évidemment, les échanges langagiers se réalisent toujours dans une situation spécifique. Il n’y a donc pas de situation globale qui ne se concrétise dans une situation spécifique, mais nous posons également qu’il n’y a pas de situation spécifique qui ne dépende d’une situation globale. Cette distinction, qui n’a pas de prétention ontologique (encore qu’elle pourrait y prétendre), a du moins une vertu opératoire qui permet de répondre à deux types de question : qu’est-ce qu’un genre ? comment change un genre ? La question des genres du discours est trop vaste pour être traitée ici, mais on peut pointer un élément de réponse en disant que le genre n’est pas déterminé comme on le dit souvent par les caractéristiques formelles du discours, mais bien par la situation qui met en place des conditions de production du discours : un discours est politique, publicitaire, administratif, religieux, juridique, médiatique, etc., d’abord par ses conditions de production : le genre est d’abord situationnel. Reste à voir quelles sont les caractéristiques discursives qui lui correspondent, ce pourquoi nous proposons de distinguer genre situationnel et genre discursif. Corrélativement, cette distinction permet de comprendre le jeu des variantes qui s’instaure à l’intérieur d’un même genre situationnel : la situation spécifique produit plusieurs variantes à l’intérieur d’une même situation globale. Ainsi, à la question souvent posée de savoir si l’on peut parler d’une discours politique ou si l’on doit parler de plusieurs discours politiques, on répondra qu’il existe plusieurs situations spécifiques de discours politique qui toutes obéissent à la définition du dispositif conceptuel de la situation globale de communication politique : des discours politiques à l’intérieur du discours politique. Il en est de même pour tous les types de discours. Corrélativement, encore, cette distinction permet de comprendre que les SSC soient plus instables, qu’elles puissent changer ou que de nouvelles puissent apparaître en fonction de la modification des circonstances matérielles de leur dispositif, ce qui peut finir par influencer la SGC. Ainsi en est-il de l’apparition de la technologie d’Internet qui crée de nouvelles conditions spécifiques d’information, lesquelles modifient petit à petit les dispositifs médiatiques. Ainsi, dans ce va-et-vient entre ces deux types de situation se produisent, à la longue, des changements de genres. Mais cela passe par les interventions des sujets mettant les discours en scène, ce que nous allons voir par la suite. En conclusion, on dira que situations globale et spécifique de communication constituent le cadre qui surdétermine les sujets du langage (sujet communicant et sujet interprétant). Ce cadre est lui-même constitué d’un ensemble de contraintes qui s’imposent au sujet parlant en lui fournissant des instructions discursives dont il devra tenir compte pour son énonciation. C’est cet ensemble que nous appelons contrat de communication car il est la condition pour que s’établisse une intercompréhension entre les deux partenaires d’un acte de langage. Ces instructions sont dites discursives car elles déterminent des comportements langagiers sans nécessairement préjuger des formes linguistiques spécifiques qui pourront être employées. Non pas des instructions linguistiques ou sémiologiques qui diraient quels mots ou quelle construction grammaticale employer, quelle image, quel graphisme, quelle couleur ou quelle gestuelle utiliser, car cela appartient aux choix du sujet parlant, mais quels modes d’organisation du discours (descriptif, narratif, argumentatif), quelle composition textuelle ou para-textuelle, quelles sélection et organisation thématiques mettre en discours. Par exemple, les instructions données par la situation de communication publicitaire disent au sujet mettant en scène lune affiche, qu’il doit, d’une façon ou d’une autre, faire apparaître le produit, en montrer ou suggérer les bienfaits pour l’individu, dans un domaine thématique qui concerne les problèmes qu’il peut rencontrer dans sa quête de bien-être individuel (jeunesse, prestige, santé, paraître du corps, plaisir de la séduction, etc.). Mais ces instructions ne disent pas s’il faut configurer le slogan sous forme allocutive ou délocutive, s’il faut suggérer les qualités du produit en argumentant de telle ou telle façon, s’il faut représenter iconiquement le produit de telle ou telle manière. Ainsi, on ne confondra pas situation de communication et situation d’énonciation. La première rassemble les données externes à l’acte de langage, la seconde concerne la mise en place discursive de l’acte langagier. Comme le dit Bakhtine — rappelé par J.-P. Esqueénazi dans ce même colloque —, c’est la situation qui façonne l’énonciation.

4. Le positionnement du sujet

Nous n’allons pas développer outre mesure ce point, car notre propos était, dans le cadre de cet exposé, de montrer à travers quel type de modèle de communication on peut tenter d’articuler l’acte de langage avec un hors -langage le conditionnant, à travers la définition de trois lieux de pertinence et d’une théorie de la situation de communication. Mais comme l’un et l’autre impliquent une théorie conjointe du sujet du discours, il nous faut bien aller jusqu’au bout de cette conception du sujet qui dit que celui-ci est à la fois contraint par les données de la situation de communication et relativement libre de se positionner vis-à-vis d’elle. Nous nous contenterons donc d’esquisser ce deuxième aspect. Posons de prime abord que le sujet langagier ne peut être conçu, comme on l’a dit, que fondé par un principe d’altérité qui dit que le Moi ne peut prendre conscience de son existence que dans la mesure où il reconnaît l’existence d’un autre à la fois semblable et différent de lui. À quoi on ajoutera ce paradoxe qui est que plus l’autre ressemble au Moi, voire se fond en lui, et moins le Moi existe ; plus l’autre se différencie du Moi et plus le Moi existe, mais dans une relation d’antagonisme qui fait que l’autre peut se présenter comme une menace pour le Moi. D’où ce rapport ambivalent d’attirance et de rejet qui s’instaure entre Moi et l’autre qui, dans un acte d’échange langagier, devient rapport entre Je et Tu : tantôt d’association Je-Tu qui entraîne les sujets dans un processus de collectivisation se configurant en un Nous, tantôt de différenciation entre Je/Tu qui entraîne les sujets dans un processus d’individuation se configurant en Je différent de tout ce qui est non-Je . Donc, c’est au titre du Je-Nous que le sujet s’inscrit dans une situation de communication et doit en assumer les instructions, et c’est au titre du Je/non-Je que le sujet met en œuvre un processus langagier d’individuation. Sa mise en scène discursive témoigne de cette double tension entre respect des données de la situation et différenciation à l’intérieur de ces données. Ayant vu quelles étaient les contraintes de la situation de communication, comment elles s’organisaient en différents niveaux d’enchâassement et comment elles se convertissaient en instructions discursives, on se trouve maintenant devant le problème de savoir comment le sujet peut se différencier. Posons ensuite que le sujet, dans le phénomène langagier, est à la fois un sujet de savoir et un sujet relationnel, sans que l’on sache vraiment le rapport d’interaction qui s’établit entre les deux. Le sujet langagier est donc pris entre deux enjeux : se positionner vis-à-vis du savoir, se positionner vis-à-vis de l’autre. Vis-à-vis du savoir, le sujet se confronte à la question de la perception et de la saisie conceptuelle du monde à travers les différents systèmes de pensée qui organisent le savoir sur le monde. Nous proposerons de considérer que ces systèmes de pensée peuvent être de deux ordres : de l’ordre de la "connaissance" comme savoir objectivé, extérieur au sujet, qu’il provienne d’une expérience largement partagée (si je lance un objet en l’air, il retombe) ou d’un savoir savant (la loi de la gravitation) ; de l’ordre de la "croyance" comme savoir subjectivé, intérieur au sujet, impliquant un jugement polarisé sur le monde (il est bon de ne pas humilier un ennemi). Le sujet doit se positionner vis-à-vis de ces savoirs en utilisant les systèmes de connaissance dont il dispose et en activant les systèmes de croyance dont il est porteur. Ceux-ci sont véhiculés par les discours qui circulent dans les communautés sociales et qui s’inscrivent autant dans une mémoire collective que dans la mémoire de chaque individu. Saisir ces discours, c’est plonger dans une intertextualité dont rend compte le dialogisme bakhtinien. Vis-à-vis de l’autre, le sujet se confronte à la question de la validité de l’échange communicationnel en fonction de ses contraintes. Nous proposons de considérer que le sujet agit en essayant de répondre à trois types de question : (1) l’autre perçoit-il ce qui m’autorise à prendre la parole (ce qui me légitime) ? faute de quoi, je devrai tenter de me rendre légitime à ses yeux ; (2) l’autre me croit-il ? faute de quoi, je devrai tenter de me rendre crédible ; (3) l’autre accepte-t-il d’entrer en relation avec moi et est-il prêt à adhérer à mon univers de discours ? faute de quoi, je devrai tenter de me rendre aimable à son endroit, de le persuader et de l’émouvoir. Autrement dit, le sujet, pour s’individuer, doit mettre en place des stratégies de légitimation, de crédibilité et de captation à travers une certaines mise en scène discursive. Les stratégies de légitimation — qu’on ne confondra pas avec la légitimité qui est un acquis par avance attribuée par la situation de communication (voir les instances et identités instaurées par la SGC et la SSC) — sont mises en place lorsque le sujet parlant n’est pas certain de celle-ci ou lorsqu’il pense qu’il n’est pas suffisamment légitimé aux yeux de son interlocuteur. Il pourra donc insister, selon les cas, sur son esprit de sérieux, sa connaissance d’un domaine particulier, son expérience ou sa filiation, comme le font souvent les hommes politiques en situation de campagne électorale. Les stratégies de crédibilité sont mises en place lorsque le sujet locuteur veut être cru. Il pourra donc se construire une image, un ethos , de personne sérieuse qui raisonne avec calme, est pondérée, sait peser le pour et le contre, prouve ce qu’il dit, rapporte des faits qui sont avérés, etc. Il devra avoir recours à tout le pouvoir de persuasion dont il est capable. Les stratégies de captation sont mises en place lorsque le sujet, n’étant pas en position d’autorité vis-à-vis de son interlocuteur (car dans le cas contraire, il lui suffirait de donner des ordres), cherche à faire en sorte que celui-ci trouve de l’intérêt à ce qu’il dit, partage son opinion ou adhère de façon irrationnelle à ses propres sentiments. Pour cela, il pourra avoir recours à un maniement discursif qui touche l’affect de son interlocuteur en créant chez celui-ci des mouvements émotionnels (effets de pathos) qui le mettent à sa merci.

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Nous conclurons en disant que ce modèle socio-communicationnel est à la fois une hypothèse sur le fonctionnement de l’acte de langage et permet pars sa décomposition d’en analyser les différents aspects : un sujet de l’acte de langage dédoublé en identité sociale et discursive, à la fois contraint par des données situationnelles, tendant à s’individuer en faisant œoeuvre de stratégies discursives, et dont la mise en scène langagière produit un texte qui est porteur d’effets de sens possibles, résultats d’une accumulation de co-constructions d’effets visés et d’effets produits (voir schéma 2). Nous terminerons en précisant ce que nous avons esquissé précédemment, le jeu de va-et-vient entre situation globale de communication, situation spécifique et stratégies d’individuation. Le discours publicitaire a changé entre son début où il s’agissait surtout de faire exister un produit, les années 70-80 où il s’agissait surtout de valoriser les qualités et bienfaits du produit au tour d’un désir, d’un rêve, d’un fantasme, et l’époque actuelle où c’est la mise en scène publicitaire elle-même qui se donne à voir, indépendamment du produit. On dira que les conditions générales du discours publicitaire, en son dispositif conceptuel, est toujours le même, mais qu’ont changé, à force de stratégies de différenciation, les conditions du dispositif spécifique de communication. Le discours d’information a lui aussi changé. B. Miège en a bien décrit les différentes phases . Au 18°XVIIIe siècle, une presse d’engagement entre les élites dont la visée était de faire partager des opinions ; au XIXe19°, une presse commerciale de masse qui visait un faire- savoir en exaltant les valeurs du progrès social ; au 20XXe°, des médias audiovisuels de masse pris dans un enjeu financier qui les fait se tourner vers les téléspectateurs en essayant de toucher davantage leur émotion que leur raison. Et nous-mêmes avons montré à travers l’étude collective du conflit en ex-Yougoslavie que la télévision développe un double discours, de dramatisation d’un côté, jouant à outrance sur le pathos, et de conscience morale de l’autre en interpellant les pouvoirs politiques. On dira que les stratégies de captation sont devenues progressivement dominantes dans un contrat de communication qui, idéalement, devrait être de "faire savoir". Et l’on pourrait ajouter que le discours politique actuel, par le fait de la montée en puissance du média télévisé, se demande quelles stratégies discursives de captation employer, chose qui finira peut-être par transformer la situation globale de communication du politique faisant en sorte que la finalité ne soit plus de proposer au citoyen un "projet d’idéalité sociale" mais des images identitaires de l’homme politique et du citoyen.

Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Un modèle socio-communicationnel du discours. Entre situation de communication et stratégies d’individuation", in Médias et Culture. Discours, outils de communication, pratiques : quelle(s) pragmatique(s) ?, L’Harmattan, Paris, 2006, consulté le 28 mars 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Un-modele-socio-communicationnel.html
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