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François Hollande et le "bouc émissaire" (notes de campagne)

NOTES DE CAMPAGNE (un regard sémiologique)

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Tout discours politique, en démocratie, est par définition démagogique dans la mesure où il cherche la faveur du peuple et s’emploie à le flatter, le rassurer, l’entraîner dans un espoir de bien- être social. En situation de conquête du pouvoir, le discours politique se met en scène selon une dramaturgie qui s’appuie sur trois composantes : la dénonciation du Mal social dont le peuple est victime et dont on stigmatise la cause ; la promesse d’une réparation de ce Mal en défendant des valeurs et proposant des moyens ; la construction d’une image de leader charismatique et déterminé, seul capable de réparer ce Mal. Mais la promesse de réparation du mal et la construction d’une image de leader dépendent de la façon dont est décrit le Mal et sa cause. C’est là que peut apparaître la figure du bouc émissaire.

Le bouc émissaire a des origines bibliques. Il rappelle d’abord le sacrifice d’Abraham à qui Dieu avait demandé d’immoler Isaac, fils unique, pour preuve de sa foi. Voyant qu’Abraham s’apprêtait à obéir, Dieu fit intervenir un ange qui arrêta son geste et remplaça son fils par un bélier : un animal est substitué à un être humain, ce qui donna vraisemblablement lieu au rite d’expiation décrit dans le Lévitique (XVI) qui consiste à envoyer dans le désert, le jour du Grand Pardon (Yom Kippour), un bouc porteur des péchés d’Israël. Puis, ce fut le Christ, appelé "agneau de Dieu", qui se laissa crucifier pour expier les péchés du monde : l’Un se substitue à Tous. Par la suite, ce bouc, émissaire d’un devoir d’expiation, fut utilisé comme expression pour désigner le représentant d’un mal qu’il faut sacrifier, parce qu’il est porteur des fautes ou des maux de la collectivité. Le bouc émissaire permet donc à la collectivité de se libérer de ses propres fautes ou de son mal : il joue un rôle de catharsis. Mais pour que cette catharsis joue pleinement son rôle, il y faut un paradoxe : la collectivité doit être persuadée que le bouc émissaire est source de tous ses maux et qu’elle en est la victime, mais il faut que, en vérité, il soit innocent. C’est ce qui permit à Georges Clémenceau de déclarer que l’affaire Dreyfus était le bouc émissaire du judaïsme. Depuis lors, cette expression est employée pour caractériser le discours populiste qui lance en pâture à la vindicte populaire un bouc émissaire : les Immigrés, les Juifs, les Arabes, l’Étranger et le « Tous pourris » de la classe politique.

François Hollande aurait-il satisfait à ce rituel sacrificiel en déclarant dans son discours du Bourget, le 22 janvier 2012 : « Dans cette bataille qui s’engage, je vais vous dire qui est mon adversaire. Il n’a pas de visage, pas de parti. Il ne présentera jamais sa candidature. Il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance », déclaration qui rappelle « les puissances de l’argent » que dénonça en son temps François Mitterrand. François Hollande tiendrait-il un discours populiste ?

Le discours populiste se construit sur les trois piliers du discours politique dont on vient de parler, mais en les exacerbant : le Mal est décrit de façon catastrophiste, parfois apocalyptique, pour faire sentir au peuple sa condition victimaire, et les responsables de ce Mal deviennent des coupables conscients de leurs méfaits ; la proposition de réparation est présentée comme la seule possible ayant la puissance transformatrice d’une parole magique ; le leader se présente comme un prophète (un semblant, évidemment), un sauveur, le sauveur de son peuple. Dans ce type de discours, le bouc émissaire, porteur de tous les maux dont souffre le peuple, est décrit comme un ennemi. Un ennemi, tantôt intérieur au pays (les socialistes, les capitalistes, les fascistes, les lobbies, l’oligarchie), tantôt extérieur (les Immigrés, l’Europe, l’impérialisme américain), mais toujours de façon floue. Il faut que cet ennemi puisse représenter une véritable menace [1], menace d’autant plus inquiétante que l’ennemi est difficile à déterminer, qu’il serait tapi dans l’ombre, comme un cerveau calculant ses actions ou un groupe de personnes non identifiables fomentant un complot. En cela, il ne peut jamais être innocent, en vérité. Dans ces conditions, il est supposé que le bouc émissaire orientera la violence du peuple contre lui, et déclenchera le désir de sa destruction qui aboutira à la réparation du mal. Ainsi se justifiait le génocide juif aux yeux des nazis.

De ce point de vue, on peut dire que « le monde de la finance » est un candidat possible pour faire partie du panthéon des boucs émissaires : il est cause de nos malheurs, et c’est entité floue, coupable indéterminé, insaisissable, qui œuvrerait dans l’ombre. Pourtant, tel que François Hollande le présente, il se distingue de ceux du discours populiste traditionnel. Il ne faut pas oublier qu’en matière de langage, le sens des mots dépend de leur énonciation, de la façon dont ils sont énoncés.

Dans le discours populiste, la caractéristique récurrente du bouc émissaire réside dans une stigmatisation qui empêche toute solution rationnelle face à ce monstre : le Front national stigmatise les Immigrés sans autre solution que de les bouter hors du pays et de fermer les frontières ; lorsque c’était les lobbies juifs qu’il accusait, il ne proposait aucune solution, il se contentait d’insuffler le doute sur la Shoa en pratiquant le négationnisme, entretenant ainsi la haine de cette population ; lorsque sa leader stigmatise l’Europe et ses diktats, elle ne peut proposer d’autre solution que sortir de la zone euro, entretenant ressentiment à l’égard de cette puissance supranationale, sous couvert de souveraineté du peuple français. Lorsque Hugo Chavez, considéré comme populiste, fustige, dans son discours à l’ONU, le président des Etats-Unis, G.W. Bush, en le désignant comme le « diable » qui se comporte en « maître du monde », il ne fait que porter un acte d’accusation sans rémission ni discussion possible. Lorsque Nicolas Sarkozy, dans sa campagne de 2007, fustige Mai 68, c’est pour en terminer avec cette période qui, dit-il, est source de la décadence de la France, et lui opposer un « travailler plus pour gagner plus ». Et Jean-Luc Mélenchon, intitulant son livre Qu’ils s’en aillent tous, ne fait que répéter le « Tous pourris » impuissant du discours lepéniste.

Le bouc émissaire de François Hollande, lui, est présenté comme un adversaire qu’il est possible de combattre de l’intérieur se démarquant des « incantations du "plus jamais ça" ». Il propose une série de mesures pour contrecarrer les effets néfastes de ce système : une loi pour obliger les banques « à séparer leurs activités de crédit de leurs opérations spéculatives », l’interdiction des produits toxiques, l’encadrement des bonus, la taxation des transactions financières, etc. Il s’agit donc d’un bouc émissaire identifié, destiné, non pas à déclencher des peurs et entretenir des ressentiments, mais au contraire à l’amadouer, à le convertir en doux agneau obéissant aux règles disciplinaires de son maître. De plus, en qualifiant d’adversaire, il désamorce le fantasme du bouc émissaire. L’adversaire, c’est l’autre-Toi, celui qui est en face comme rival ou à côté comme concurrent. Le bouc émissaire, c’est l’Autre-Tiers, celui qui est au-dessus ou on ne sait où pour qu’il puisse alimenter le fantasme de l’Ennemi par excellence, celui que l’on porte en soi et qu’il faut expulser (exterminer disait les nazis, éradiquer disaient les dictateurs militaires argentins, à propos des marxistes). En cela, le discours de François Hollande ne peut être qualifié de populiste. On peut cependant penser qu’il lui fallait une figure soft de bouc émissaire pour galvaniser ses troupes, les entraîner derrière son projet et ramener dans son bercail les quelques brebis égarées de la gauche extrême.

Patrick Charaudeau
Professeur Émérite
Université Paris XIII
CNRS-LCP
Paris, le 2 février 2012
Notes
[1] Rappelons-nous ce reportage réalisé par une équipe de France 3 dans un village alsacien où il n’y avait pas de chômage ni d’immigrés et dont pourtant les habitants avaient voté à 80% pour le Front national. « Pourquoi ? » leur demandait le journaliste. « Parce qu’ils peuvent venir » répondaient-ils.
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "François Hollande et le "bouc émissaire" (notes de campagne)", NOTES DE CAMPAGNE (un regard sémiologique), consulté le 29 mars 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: https://www.patrick-charaudeau.com/Francois-Hollande-et-le-bouc.html
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