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Le Jeu de la mort ou la grande arnaque

Texte publié sur le site du Laboratoire de Communication Politique (LCP) du CNRS

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Peut-on se permettre d’être politiquement incorrect dans ce monde où la télévision exerce son pouvoir d’influence dans l’espace public et sur la conscience des citoyens ? L’émission le Jeu de la mort diffusée sur France 2 un mercredi 18 mars 2010 participe de cette grande arnaque dont la télévision est coutumière qui consiste à donner l’air de se critiquer pour mieux se légitimer, et surtout pour faire un bon coup médiatique. On a beau maquiller cela par des discours de justification éthique (dénoncer le pouvoir maléfique de la télévision), ou pédagogique (faire prendre conscience de la noirceur de l’âme humaine), le faux-semblant est là.

La description de l’émission et ses conditions de réalisation ont été longuement détaillées et commentées par la presse à grand renfort de spécialistes, mais ces commentaires n’ont pas souligné à quel point l’expérience de Stanley Milgram et celle de France 2 sont différentes au point d’en annuler sa justification. L’essentiel de cette différence repose sur le fait que d’un côté (l’expérience de Milgram) se réalise dans un contrat de d’expérience scientifique, de l’autre (le Jeu de la mort) dans un contrat de jeu. De ce fait, les dispositifs de réalisation, le statuts des acteurs, les relations qui s’instaurent entre eux et les effets qui sont produits sur les uns et les autres ne sont pas les mêmes.

Dans l’expérience de Milgram, il n’y a pas de public. Dans l’expériences télévisée, il y a un double public : un public présent dans la salle, chauffé et guidé par un animateur ; le public téléspectateur, absent mais présent par son poids d’yeux et d’oreilles que ne peuvent ignorer les candidats, bien plus qui les rend héros d’un soir. On voit déjà là l’abîme qui sépare les deux dispositifs, les candidats du jeu télévisé étant "boostés" par des applaudissements et des murmures d’encouragement ou de désapprobation. Contrairement à ce qui a été dit, le candidat n’est pas seul, il peut se voir en permanence dans le miroir d’un tiers plus ou moins complice, et son ego s’en trouve renforcé. Il faut d’ailleurs souligner (autre tromperie) que si les candidats ont été prévenus lors de leur sélection qu’ils ne gagneraient pas d’argent, qu’il s’agissait d’un jeu test, le public, en revanche, lui, pense que, comme dans tout jeu, il y a un gain (1 million, chiffre mythique, emblématique des jeux médiatisés), ce qui évidemment influe sur les représentations qu’il peut avoir de l’action du candidat et donc sur son propre rôle d’ange du malheur dont il ne peut prendre conscience « puisqu’il s’agit d’un jeu ».

Quant aux acteurs du jeu, bien qu’on leur attribue des rôles similaires à ceux de l’expérience de Milgram, leur place symbolique, celle qui a une réelle importance, n’est pas la même. L’animateur de Milgram est un scientifique en blouse blanche (dispositif ayant l’austérité d’un laboratoire de recherche) : il occupe véritablement la place d’une autorité scientifique légitime, c’est-à-dire une autorité de savoir. Et donc, désobéir pour la candidat, c’est s’opposer à la volonté du progrès scientifique qui est destiné à l’amélioration de la condition humaine. C’est là le piège dans lequel se trouve le candidat et l’une des conditions de son obéissance. L’animatrice du jeu télévisé, comme celle de tout autre jeu, n’occupe pas la place de l’autorité, mais plutôt celle de l’arbitre devant faire respecter les règles du jeu, mais un arbitre sans pouvoir de sanction (ce n’est pas elle qui peut exclure un candidat). De ce fait, et contrairement aux dires des experts, elle ne donne pas d’ordres (mêmes indirects), car elle n’a pas de pouvoir de sanction. Elle ne fait que rappeler le règlement et encourager le candidat à continuer. D’ailleurs, l’expérience, qui a montré qu’en son absence 75% des candidats ont désobéi, prouve seulement qu’il est difficile de jouer sans le contrôle d’un arbitre. La justice, l’école, l’hôpital, les institutions politiques nationales ou territoriales sont les garants de lois et de règles qui s’adressent à l’ensemble des citoyens, et leurs représentants ont un pouvoir de sanction positive ou négative. Le jeu télévisé ne s’adresse qu’à ceux qui s’y présentent volontairement, et si le gain attendu peut être considéré comme une sanction positive, celle-ci n’est pas le fait de la télévision, mais, comme au Loto, du jeu (d’ailleurs sponsorisé), aux règles duquel on se soumet volontairement. L’animateur ou l’animatrice tire son aura de sa médiatisation, de son savoir faire médiatique, mais elle n’est que le relai d’une institution qui n’a pas d’autorité savante légitime comme dans l’expérience de Milgram. Du coup, le candidat ne se soumet pas de la même façon. Pour qu’il y ait soumission à une autorité légitime, il faut que celle-ci soit reconnue au nom de quelque chose qui est extérieur au sujet, et qui est porteur de valeur. Dans le cas de l’expérience de Milgram, la soumission à l’autorité de savoir légitime se fait au nom d’une valeur éthique : être pour ou contre le progrès scientifique ; dans le jeu télévisé, la soumission aux règles du jeu se fait au nom de son propre engagement à vouloir jouer et gagner, et donc sa responsabilité s’en trouve atténuée, parce que finalement « ce n’est pas pour de vrai ». Certains l’ont dit, mais il est à parier que la plupart en avait une sourde conscience.

Certes, ont été observés des comportements similaires dans les deux expériences (un excellent montage les a mis en évidence) : les hésitations, les rires, les petites tricheries, les tentatives de négociation jusqu’à quelques cas de désobéissance, mais on voit par les différences entre les deux dispositifs que ce jeu ne s’apparente pas à une expérience montrant d’un côté l’autorité absolue de la télévision, de l’autre, un acte de soumission aveugle (à propos, soumission de qui : des candidats aux jeux, du public, des téléspectateurs, des professionnels de la télévision ?). Il ne faut pas confondre autorité légitime et pouvoir d’influence. On peut penser que la télévision, en certains de ses dispositifs, a un réel pouvoir d’influence sur les esprits, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit source d’autorité, malgré ceux qui déclarent « c’est vrai, ils l’ont dit à la télé », plutôt source (fantasme) d’authenticité que d’autorité. Quant à spéculer sur l’effet qu’elle produirait auprès des téléspectateurs, que sait-on réellement ? Effet d’abêtissement, effet de manipulation de l’opinion, effet de catharsis sociale ? Est-ce que la connaissance abstraite d’un phénomène conduit les hommes à se comporter différemment ? A-t-on oublié que cette expérience fut montrée en 1979, dans le film I comme Icare d’Henri Verneuil ? Est-ce que les films sur la Shoa ont empêché d’autres génocides ? Est-ce que ce simulacre d’expérience scientifique doit nous inciter à jeter nos téléviseurs dans la poubelle de la modernité ? Ce serait paradoxal.

« Arnaque : tromperie à l’aide d’un artifice ».

Patrick Charaudeau
Professeur Émérite en Sémiologie et Sciences du langage
Chercheur au CNRS (Laboratoire de Communication politique)
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Le Jeu de la mort ou la grande arnaque", Texte publié sur le site du Laboratoire de Communication Politique (LCP) du CNRS, consulté le 25 avril 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: https://www.patrick-charaudeau.com/Le-Jeu-de-la-mort-ou-la-grande.html
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