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Loft story le parangon du “faire semblant”

Le miroir vide d’une quête de soi-même

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On pourrait, en tant qu’analyste, ne rien avoir à dire sur l’émission Loft story. Toute émission de télévision qu’elle ait pour but d’informer, de cultiver ou de divertir, est prise entre une logique du profit (il faut bien que les médias vivent comme toute entreprise) et une logique correspondant à sa finalité (informer, divertir, etc.). Entre ces deux logiques, l’idéal se trouve dans un équilibre qui balance tantôt vers l’une (télévision plus populaire) tantôt vers l’autre (télévision plus élitiste), sans perdre de vue que la seconde ne doit jamais disparaître complètement. Or, c’est ce qui se produit avec des émissions du genre Loft story : l’enjeu commercial surdétermine à ce point l’enjeu de divertissement que, sans que l’on s’en aperçoive, les deux se confondent en un jeu où le second justifie le premier. C’est le cercle vicieux bien connu du jeu mercantile : on crée la demande par une offre nouvelle et l’on justifie celle-ci par l’existence de celle-là. Serge Daney, un des meilleurs critiques de cinéma des dernières décennies, avait bien raison de dire que lorsque l’on voyait la tête de J.P. Belmondo en grand sur une affiche, il n’y avait pas de commentaire à faire sur le film, celui-ci étant déjà vendu. Il est donc bon de rappeler que Loft story est d’abord une entreprise à finalité commerciale. Mais on peut ne pas en rester là, et tenter de s’interroger sur pourquoi cette entreprise commerciale a eu tant de succès populaire. Quel est cet objet qu’elle a mis sur le marché, quelle forme a-t-il, à quels désirs collectifs il a répondu pour rencontrer un tel engouement de la part d’un large public, l’opération marketing qui l’a entourée n’expliquant pas tout. Autrement dit, de quel mouvement de l’âme collective cette émission est-elle symptôme ? Je tenterai une explication qui n’a que la validité de la méthode d’analyse qu’elle sous-tend.

L’émission Loft story me semble représenter, par excellence, ce qu’est la machine télévisuelle : une machine qui joue à “faire semblant”. Elle nous ramène les nouvelles du monde en nous disant que ce qu’elle nous montre est “vrai et authentique” ; or, elle ne peut nous montrer qu’une partie tronquée du monde, dans une mise en scène dramatisante pour mieux nous attirer, avec un commentaire qui n’a pas le recul nécessaire à toute analyse. Cette machine joue à nous informer. Elle commente la vie politique en nous faisant croire que ce quelle nous en dit vaut pour ce qu’elle est dans sa réalité ; or, elle ne nous en montre que le spectacle du conflit. La machine joue à nous faire peur. Si elle nous parle de la science, ce n’est que pour nous en montrer les résultats les plus inquiétants ou les plus fascinants, alors que la science est triste et absconse. Si elle nous présente des jeux, elle nous fait croire que nous jouons, alors que les véritables joueurs se trouvent sur le plateau, ne nous donnant que le spectacle du jeu et pas le jeu lui-même. Autrement dit, la télévision ne fait que tricher par rapport à ce qu’elle prétend être ou faire.

L’émission Loft story résume tout cela à la fois : elle triche lorsqu’elle veut nous faire croire que la vie collective de ces garçons et filles qu’elle nous donne à voir est authentique (ce qui distinguerait cette émission d’un sitcom), alors que l’on sait qu’ils ont eu à jouer (parfois en improvisant) des rôles en fonction de canevas plus ou moins dits qui leur étaient suggérés ; elle triche lorsqu’elle nous dit qu’il s’agit d’un jeu, alors que le téléspectateur, lui, ne joue pas (ne peut même pas jouer en même temps comme dans Les chiffres et les lettres), ne gagne ni ne perd rien ; elle triche lorsqu’elle nous présente cet enfermement comme une expérience sociale qui permettrait de mieux connaître l’âme humaine, alors qu’aucune des conditions nécessaires à une expérience ne sont réunies ; elle triche, enfin, lorsqu’elle nous donne l’illusion d’avoir une participation citoyenne à ce jeu ou à cette expérience en votant pour éliminer des candidats, alors que la mise en scène qui en est faite oriente le vote des téléspectateurs et que le résultat de celui-ci est retraité dans une nouvelle mise en scène. Au vu de cette tricherie, une seule attitude est possible pour le citoyen : dénoncer —non pas l’émission— mais la machine télévision elle-même. Mais cela est-il bien utile ? Voilà qui nous renvoie à une réflexion plus générale sur la validité et les modes d’action citoyenne dans une société d’hyper consommation et de globalisation des marchés soumis à la loi du plus fort. Je n’entrerai pas ici dans cette réflexion.

Mais on peut aussi essayer de se demander de quoi ce genre d’émission est symptôme, comme on dit en médecine que telle manifestation clinique est symptôme de telle maladie.
J’y vois, pour ma part, un stade particulier de l’histoire de “l’intimité”. Celle-ci fut longtemps occultée et commença à naître —du moins dans la société française, et si l’on se réfère aux écrits des historiens des mentalités (P. Ariés, L. Ladurie, Vigarello,…)— avec les écrits (faussement) autobiographiques des 17° et 18° siècles : ce fut l’époque de la “révélation poétique du moi” dont l’un des écrits les plus représentatifs fut Les confessions de Rousseau. Puis, bien plus tard commença une exposition progressive du corps, jusqu’à l’exposition quasi totale, en public, de la “nudité” par le biais du cinéma et de la publicité (d’où, en contrepoint, le scandale du “voile” symbole du sacré dans d’autres cultures) : ce fut lépoque du “corps-objet”. Plus récemment, surtout sous l’influence de l’apparition, en psychanalyse, des thérapies de groupe, dont certaines techniques se répandirent dans le monde du travail sous la forme de “dynamiques de groupe” : c’est l’époque de “l’exposition thérapeutique du moi” au regard de l’autre, un autre identifiable, plus ou moins pair, et constituant un groupe fermé sur lui-même. Enfin, l’époque actuelle de l’exposition sur une scène, au regard d’un tiers anonyme, de son moi intérieur. Cela arrive par un air du temps qui est suscité par une certaine popularisation de la psychanalyse (émissions de radio) et qui se concrétise de manière visuelle par la télévision dans des émissions de type "Psy Show. C’est l’époque de l’exposition intime du moi par le témoignage personnel. Puis, enfin, —et c’est le cas de Loft story—, l’exposition de l’intimité des gens, non plus par ce qu’ils disent, mais par ce qu’ils font, par leur comportement dans un cadre de vie du quotidien-domestique, en relation avec les autres de ce cénacle, sous son aspect le plus privé (le lit étant l’ultime recoin de l’intimité des corps). Comme si l’intimité ne pouvait plus passer par l’expression du dire mais par l’expression muette des corps. La contrepartie de cette exposition —ce qui peut expliquer le succès de ces émissions— serait le regard d’identification d’un téléspectateur qui est conduit à se demander “cet autre qui est là, est-ce celui que je désire être ? est-ce un autre moi-même ? est-ce bien moi ?”. Il s’agit là d’une rupture avec les époques précédentes et les genres précédents (l’autobiographie étant porteuse d’un soupçon quant à sa vérité), car cette exposition du moi intime à un regard tiers anonyme ne se présente plus avec l’alibi de la fiction.

Du coup, on est donc conduit à s’interroger sur la forme particulière de cette émission pour tenter de comprendre son impact sur un public, surtout jeune, mais qui a excédé les tranches d’âge habituelles. J’y vois au moins trois caractéristiques, mais il doit y en avoir plusieurs autres, car, contrairement aux explications dont les médias font état, les causes d’un phénomène sont toujours multiples, ne serait-ce que parce qu’elles dépendant des grilles de lecture qu’on lui applique. Ces caractéristiques sont : “l’utopie du huis clos”, “le langage du non dit”, “la fascination de l’image”.

Depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, le huis clos a toujours été l’un des ressorts majeurs de la tragédie : un univers d’enfermement dans lequel des personnages, dépouillés de tous les habits de la convention sociale, se livrent à un dépeçage minutieux de l’autre et de soi-même pour jouer une partition de la destinée universelle des hommes en tentant de répondre à une énigme. Celle des mythes de l’Antiquité, celle des valeurs morales dans le théâtre classique jusqu’à Sartre (l’honneur, l’engagement, etc.), celle du "qui a tué Harry ?" des romans policiers, celle enfin du "qui je suis ?" de la confession psychanalytique. Ces huis clos sont donc tous orientés vers un but, tous marqués par une quête, une quête d’idéalité, cette quête lui donnant sa raison d’être. Or, on l’aura remarqué, le huis clos du Loft story est vidé de toute idéalité : pas d’énigme à résoudre, pas d’interrogation sur soi-même, simplement “un être là ensemble”. Et, paradoxalement, c’est peut-être cette absence d’idéalité qui plaît à une certaine population de jeunes dont il faut rappeler qu’elle n’a plus rien à voir avec la soixante-huitarde qui était mue par un surmoi de grandes causes romantiques fussent-elles politiques. Chacun peut s’y projeter sans “se prendre la tête” comme le dit souvent cette génération, ce qui explique que des étudiants et étudiantes d’université ou de grandes écoles puissent prendre plaisir à regarder ce genre d’émission après avoir lu Kant . La séduction, c’est peut-être cela : pouvoir se projeter dans ce qui est vide pour le remplir de son “soi-même”. Du même coup, on peut avoir quelques doutes quand on avance, parfois, que de telles émissions contribuent à créer ou maintenir le “lien social”. Pour cela il y faut une idéalité, une utopie. Ici, on a affaire à “un huis clos sans utopie”.

La deuxième caractéristique propre au Loft story concerne le langage. Même si, comme cela a été dit et montré, les participants au Loft auraient joué, en partie, un rôle, d’après des consignes ou des canevas plus ou moins explicités , le langage qu’ils ont utilisé était le leur, et, au-delà, celui de leur génération : un langage fait d’exclamations, de constructions de phrases et d’emploi de vocabulaire typiques de leur groupe social. Cela, évidemment, joue son rôle de miroir (“c’est moi”) d’identification (“je suis cet autre”) pour une même classe d’âge. Mais il y a autre chose de propre à ce langage : sous la banalité de ces façons de s’exprimer, couvent ou circulent et, en tout cas, sont transmis, du désir, de l’angoisse, de la frustration, de la joie, de la haine, …. C’est dans ce langage du non dit que se reconnaît particulièrement cette génération, dont on sait que, comme toutes les générations de cet âge, elle éprouve une grande difficulté à exprimer ses sentiments ; elle trouve dans ce langage du non dit le plaisir de son propre écho comme réponse à sa propre angoisse. Et il est possible que les adultes jouent cette même partition par procuration, par l’intermédiaire de leur rejeton vis-à-vis desquels il y a tant de non dits. La troisième caractéristique, enfin, touche à l’image, l’image dans sa double fonction de "reflet" et de "trou". Dans la première fonction, elle joue le rôle bien connu du miroir dans lequel se découvre Narcisse. Cet autre, regardé-regardant, est notre double, un double à la fois idéalisé (“Miroir, dis-moi que je suis la plus belle”) et énigmatique (“comment puis-je être cet autre ?”). Dans la deuxième fonction, l’image joue un rôle de passeur, de passeur de l’ici à ce qui est de l’autre côté du miroir, d’accès à un au-delà où se joueraient notre destinée et notre mort (Orphée). C’est ce double rôle de l’image qui produit un effet de "fascination" (attirance et rejet) et permet à un public jeune de se dire : “Ceux qui sont là, c’est un (im)possible moi-même”. L’image du Loft est à la fois un double et un alibi de soi.

Bouclons la boucle. Les contempteurs de l’émission Loft story disent que, à regarder cette émission, les jeunes sont “des victimes sans le savoir”. Mais disons-le alors de tout téléspectateur, de tout citoyen, de tout individu pris dans une entreprise de séduction. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une entreprise de séduction, et de rien d’autre, à des fins de profit financier, à laquelle participe l’ensemble des médias. Pourtant, on ne pourrait concevoir une société sans médias. Si dénonciation il doit y avoir, elle doit porter sur la logique du profit. Non pour elle-même (ce serait naïf) mais lorsqu’elle prend le pas sur la logique citoyenne en se couvrant du voile pudique, du faux-semblant de celle-ci. C’est le cas de l’émission Loft story qui a proposé au téléspectateur divers contrats de divertissement, d’expérience et de citoyenneté quand il n’était question pour la chaîne que d’opération commerciale. Dans les médias, la tricherie est souvent payante.

Paris, le 7 janvier 2002

Patrick Charaudeau
Directeur du Centre d’Analyse du Discours
Université de Paris 13
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Loft story le parangon du “faire semblant”", Le miroir vide d’une quête de soi-même, consulté le 7 mai 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Loft-story-le-parangon-du-faire.html
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