Accueil du site > Textes de réflexion > Une loi contre le port du voile ou comment rater l’entrée dans la (...)

Publications

Une loi contre le port du voile ou comment rater l’entrée dans la modernité

Texte pour le débat sur la laïcité, Forum universitaire du 8 janvier 2003, Paris, Sorbonne

Version imprimable de cet article Version imprimable

Tout d’abord, ne nous voilons pas la face, cette loi dite contre les signes religieux "ostensibles", est une loi contre le port du voile. Il y a belle lurette que des filles françaises d’origine arabo-musulmane porte le voile dans des lieux publics à commencer par les écoles et les universités, mais on n’y prêtait guère attention. Ce qui veut dire que cela n’était pas perçu par l’ensemble de la société française, à commencer par les politiques, comme une atteinte aux valeurs de notre chère République. Le voile paraissait aussi inoffensif que la djellaba à l’époque de la colonisation. Il aura fallu la conjonction de trois facteurs : (1) la montée de l’islamisme dans sa manifestation la plus radicale qui a créé dans le monde occidental une menace constante d’insécurité par des actes terroristes et par l’instrumentalisation de quelques-unes de ses fidèles (souvent naïves) à qui était imposé le port du voile et à qui il était demandé de refuser certaines des normes de notre société (règles alimentaires, règles d’investigation médicale, etc.) ; (2) la disparition des grandes causes idéologiques qui ont occupé les esprits citoyens, militants et politiques durant tout le vingtième siècle et qui ont laissé aussi bien les jeunes générations que les adultes orphelins de luttes de rue, de batailles verbales, de meetings enflammés, de croyances utopiques et même, tout simplement, d’opinions à défendre ; (3) une surmédiatisation de l’insécurité, qui inocule dans les esprits, et de façon pas toujours consciente, la peur de l’autre lorsqu’il apparaît trop différent. Ainsi, s’est installée une paranoïa anti-musulmane.

Voilà qui devrait justifier que l’on monte au créneau pour défendre les valeurs républicaines et donc légiférer contre ces signes qui nous menacent. Oui, sauf qu’une société change, que les individus changent, que les modes de vie changent et que par conséquent les valeurs changent ou du moins se modifient, et que si l’on veut légiférer pour s’adapter aux nouvelles conditions de vie, il faut porter la réflexion sur ce que sont ces valeurs et non point regarder derrière soi. Ainsi en est-il de la laïcité qui doit être repensée en fonction de la modernité dans laquelle on vit avant de se lancer tête baissée dans l’élaboration d’une loi qui ne prend comme référence que des valeurs du passé. Ces valeurs du passé s’appellent neutralité, effacement et égalitarisme. Je voudrais y opposer des valeurs qui me semblent mieux correspondre à ce qu’est notre modernité : différences, appartenance, équité.

Un signe d’appartenance a toujours une fonction symbolique. Il dit que celui qui le porte partage avec les autres membres du groupe certaines valeurs qui ne sont pas celles d’autres groupes. Toute marque d’appartenance signale à la fois une ressemblance vis-à-vis du même et une différence vis-à-vis de l’autre. On peut même dire que dans ce double mouvement, c’est le désir de différenciation qui prédomine. C’est par le désir de marquer sa différence que se produit l’adhésion au groupe, car il est plus facile de se différencier en compagnie de ceux qui partagent des mêmes valeurs que d’être seul à le faire. Le signe d’appartenance a donc une fonction identitaire du soi, d’un soi contre d’autres (être ce que ne sont pas les autres) et d’un soi avec d’autres (être ce que sont d’autres moi-même), et il devient par là même signe communautaire. C’est ce rôle que jouent la croix des catholiques, le voile des musulmanes et la kippa des juifs. Mais à y regarder de plus près, on pourrait considérer que ce que l’on appelle “les marques” dans le domaine vestimentaire, les logos des Nike, Adidas et autres Reebok, jouent ce même rôle identitaire. On dira peut-être qu’ils font signe d’appartenance mais pas de croyance. Pourtant, si l’on entend les raisons que les jeunes avancent pour justifier cette obligation dans laquelle ils se trouvent de porter des vêtements de marque (“ne pas passer pour un plouc ou un imbécile”, “faire classe”, “être à la mode”, “faire riche”, etc.), on devine que s’y jouent des valeurs de prestige de soi, de puissance du groupe auquel on appartient, et qu’il y a là quelque chose de l’ordre d’une soumission légitime à l’autorité d’une société de consommation qui valorise la mode, le luxe, la cherté des vêtements comme unique référence idéalisée de l’excellence et de la supériorité du soi. Ici pas de dogme écrit mais une idéologie du paraître social dont les signes sont instrumentalisés par le monde économique qui voudrait bien asservir les individus au Veau d’Or. C’est ce que d’aucuns ont appelé la “consommation ostentatoire”. Doit-on pour autant accepter, sans mot dire, le diktat de la pensée économique ?

Quoi qu’il en soit, si l’on accepte cette idée que tout individu, pour constituer son identité sociale, a besoin à la fois de se différencier et de s’associer à d’autres en adhérant de façon plus ou moins consciente à des valeurs communes, alors se pose le problème de son insertion (ou de celle de son groupe) lorsqu’il arrive dans une communauté qui n’est pas celle de ses origines, comme c’est le cas chaque fois que se produisent des mouvements d’immigration. Quatre cas de figures se présentent : le groupe qui arrive est carrément rejeté ou éliminé par le groupe majoritaire dominant ; le groupe minoritaire qui veut se faire reconnaître et s’autonomiser entre en conflit avec le groupe majoritaire, allant parfois jusqu’à prendre les armes ; le groupe majoritaire assimile le groupe minoritaire faisant perdre à ses membres leurs références identitaires d’origine ; le groupe majoritaire intègre progressivement le groupe minoritaire sans lui demander aucun renoncement.

Ce dernier cas conduit à avoir une conception intégratrice de la laïcité, et non point assimilatrice ni de neutralité. Une laïcité assimilatrice efface les différences d’appartenance originelle et par voie de conséquence les repères identitaires ; une laïcité intégratrice fait coexister les différences en les rassemblant sous d’autres valeurs communes. Par exemple, les juifs, dont le mouvement migratoire est bien plus ancien que celui des musulmans, se sont parfaitement intégrés au cours des générations et ont adopté en France les valeurs de la République tout en conservant leur culture judaïque. Pourquoi ne pourrait-il en être de même pour les musulmans, même si les conditions de leur intégration et leurs références religieuses sont différentes ? Une laïcité de la neutralité est une laïcité qui gomme les différences, et par voie de conséquence fait disparaître des catégories distinctives empêchant un certain esprit critique de s’exercer. Ce qui fait la richesse de l’école, c’est sa vocation à mettre en débat des jugements sur le monde, à donner aux élèves des armes intellectuelles pour analyser, évaluer, choisir. Certains voudraient que l’on sépare connaissances de croyances, mais il n’y a pas de connaissance qui ne soit pénétrée de croyance, et c’est justement cela qu’il faut essayer de faire comprendre. Dans cette perspective, apparaître avec des signes de distinction communautaire, ne devrait pas être un problème. Bien plus, il est nécessaire de connaître les appartenances des uns et de autres pour savoir comment parler, argumenter, persuader et séduire, toutes choses qui permettent d’entrer en relation avec les autres et qui font partie de la vie en société. Si à l’extérieur de l’école, il y a des confrontations violentes, des dialogues de sourd, des exclusions, du mépris, c’est que l’apprentissage du savoir discuter et débattre les idées ne s’est fait ni à l’école ni dans les familles.

La vraie liberté de conscience, celle du penseur libre qui sait que l’individu ne peut vivre sans croyances partagées, accepte que chacun puisse choisir de s’attacher à certaines d’entre elles sans pour autant ignorer l’existence des autres, et permet à chacun de défendre ses convictions, ses opinions, voire sa foi : c’est là le fondement même du droit à exister. Reconnaissons que cela n’est pas facile dans un monde de mixité, de croisement entre divers secteurs d’activité, d’effacement des frontières entre espace public et espace privé, de surmédiatisation de la réussite facile par l’exaltation de modèles tout faits. Il s’agit là d’un problème nouveau, celui de l’entrée dans les valeurs d’équité du monde moderne.

Serions-nous en train de rater l’entrée dans cette nouvelle modernité ? Non pas celle des modes ni de la puissance du marché et de la technologie, mais celle des nouvelles conditions de la vie en société ? Légiférer, c’est aussi empêcher que se développe l’esprit de responsabilité. C’est ôter aux individus la possibilité de se libérer par eux-mêmes, et c’est donc ôter aux jeunes filles la possibilité de conquérir la liberté par elles-mêmes vis-à-vis de l’assujettissement d’une loi religieuse instrumentalisée par les hommes. Légiférer contre le port du voile, c’est les rendre encore dépendantes d’une liberté attribuée et non conquise.

Il faut changer de perspective. L’école peut rester un lieu de neutralité provisoire. Elle doit être, parallèlement, un lieu de prise de conscience des différences et du respect de l’opinion de l’autre. Comment apprendre à respecter l’autre dans sa différence si celle-ci ne m’apparaît pas, si celui-là ne peut exprimer son opinion ? On n’apprend pas le respect de l’autre dans la neutralité. L’interrogation de l’autre est ce qui m’oblige à prendre conscience de moi-même. Il faut défendre une laïcité de la coexistence des différences et non de leur effacement.

Patrick Charaudeau
Professeur des Universités

Addendum

Ce texte fut écrit en 2003, en plein débat sur la question de savoir s’il fallait légiférer sur le port du voile.

Il est évident qu’il ne s’agit plus du tout de la même problématique en ce qui concerne la burka. Cette tenue vestimentaire, bien qu’elle soit défendue comme un signe religieux par ses adeptes, pose un tout autre problème : celui de ce qui fonde les relations humaines. Cacher le visage, c’est empêcher de voir dans l’autre ce qui en fait sa personnalité, son identité, et c’est donc lui nier tout droit à faire partie de la communauté des hommes et des femmes. Seuls les malfrats, les bandits se cachent le visage pour qu’on ne les reconnaissent pas. Se sentiraient-ils coupables ? Le visage de l’autre est sans conteste la première pierre d’achoppement qui m’oblige à aller au-delà des apparences et à m’interroger sur moi-même. Sans principe d’altérité, point de communauté humaine. La justification de la burka par la croyance religieuse qui ne se discute pas parce qu’elle se fonde sur une transcendance, ne tient pas. Du moins faut-il lui opposer cette autre transcendance humaine d’un homme, comme le dit Sartre, « fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » (Les Mots).

Paris, juin 20010

Patrick Charaudeau
Pour citer cet article
Patrick Charaudeau, "Une loi contre le port du voile ou comment rater l’entrée dans la modernité", Texte pour le débat sur la laïcité, Forum universitaire du 8 janvier 2003, Paris, Sorbonne, consulté le 18 avril 2024 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications.
URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Une-loi-contre-le-port-du-voile-ou.html
Livres
Articles
Textes de réflexion